Entretien avec le général Marc Paitier.
« L’Église permet-elle de faire la guerre? »
Parmi les 10 commandements, le 5ème est « Tu ne tueras pas ». Comment ce commandement peut-il se conjuguer avec la vocation d’un militaire ?
Une lecture superficielle du 5e commandement pourrait nous amener à penser qu’il y a effectivement une incompatibilité entre l’état militaire et la foi chrétienne, qu’on ne peut pas être à la fois un bon chrétien et un bon soldat. L’énoncé exact du 5e commandement est « tu ne commettras pas de meurtre » (livre de l’Exode). Il s’adresse à chacun d’entre nous individuellement pour nous dire que nous ne sommes pas maîtres de la vie de notre prochain. Il ne s’agit ni d’une condamnation de la peine de mort ni d’une condamnation de l’état militaire. Non seulement, il n’y a pas incompatibilité entre cet état et celui de chrétien mais il y a, au contraire, entre les deux des affinités particulières.
C’est une erreur hélas couramment commise de définir le soldat comme celui qui tue, alors qu’il est d’abord celui qui risque sa vie pour la protection de ses concitoyens qui sont ses plus proches prochains. On voit donc que l’esprit de sacrifice est au cœur de la vocation militaire et non pas la soif du sang. Voilà une première affinité avec la vocation chrétienne. Il y en a d’autres dont l’attachement à la notion d’obéissance. L’Évangile présente plusieurs figures de soldat. Il y en a deux qui ont joué un rôle essentiel dans ma vocation et qui ont largement contribué à la consolider. La première est celle du centurion de Capharnaüm à propos duquel Notre Seigneur Jésus-Christ dira qu’il n’a jamais trouvé une foi pareille dans tout Israël. Cet officier romain qui avait à la fois l’habitude d’obéir et celle de donner des ordres reconnaît l’autorité supérieure de Jésus et place en Lui toute sa confiance. « Seigneur je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri ».
Il le donne en exemple pour son humilité, sa bonté, son obéissance et sa foi. À tel point que nous répétons à chaque messe les paroles du centurion avant de communier.
La deuxième belle figure est celle du centurion au pied de la Croix qui sera le premier à reconnaître la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Vraiment cet homme était le fils de Dieu ». On peut imaginer que cet officier romain a accompagné et contemplé le Christ sur son chemin de Croix. Qu’il a assisté à la scène de la Crucifixion. Les dispositions de son cœur lui ont permis de discerner la divinité derrière une telle humiliation. Je ne pense pas que ce soit un hasard que cela ait été donné à un soldat.
Les Actes des apôtres nous rapportent que le premier païen baptisé sera un soldat de l’armée romaine : le centurion Corneille.
J’ai toujours été non pas étonné mais rassuré de constater que parmi les grands chefs militaires de notre histoire la grande majorité est constituée de chrétiens convaincus qui ne mettaient pas leur foi dans la poche.
Je terminerai sur ce point en citant le roi Louis XV. La scène se passe le soir de l’éclatante et brillante victoire de Fontenoy sur les Anglais, les Autrichiens et les provinces unies. Le jeune roi contemplant le champ de bataille aura cette pensée magnifique : « Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner. » Voilà le sentiment qui anime un soldat chrétien. La guerre sans haine….
Qu’appelle-t-on la doctrine de la guerre juste ?
Quelle est l’origine de cette doctrine ?
Quelles sont les 3 conditions qu’une guerre doit remplir selon Saint Thomas pour être juste ( C.E.C. 2309) ?
Pour bien comprendre le concept de la guerre juste, il faut d’abord dire que c’est un principe chrétien. L’Église est pragmatique, elle connaît le cœur de l’homme ; elle sait que la violence en fait partie. Elle règle la question de la guerre de façon réaliste et pragmatique. Elle rejette le bellicisme pour lequel tout se règle par la force et le pacifisme, utopie qui conduit à la guerre de façon aussi inéluctable. Elle conçoit la guerre non plus comme un moyen légitime pour le plus fort de dominer et de conquérir mais comme l’ultime recours pour réparer une injustice grave.
C’est Saint Augustin qui posera les prémices de la guerre juste au Ve siècle. Il affirme d’abord la supériorité des solutions négociées par les diplomates et les hommes politiques. Il est plus glorieux dit-il de tuer la guerre par la parole que les hommes par le fer. Il ne tient pas pour autant une position pacifiste. La guerre est légitime quand elle est le dernier recours. La force doit être employée avec rectitude. Le vainqueur doit être juste et clément envers le vaincu pour l’amener sur le chemin de la justice et de la paix.
Huit siècles plus tard au XIIIe siècle Saint Thomas reprendra la pensée de Saint Augustin sur la guerre et reformulera les 3 conditions de la guerre juste :
1ère condition : l’autorité légitime
La déclaration et la conduite de la guerre doivent être le fait d’une autorité publique légitime : l’État a le devoir d’organiser sa défense, de constituer une armée et de lui donner les moyens de remplir sa mission. Un individu, une organisation privée ne peut pas défendre ses intérêts par le recours à la guerre. Il peut exister, dans des circonstances exceptionnelles, des raisons légitimes d’emploi de la force par des individus organisés en armée. Les deux exemples les plus fameux sont ceux des Vendéens et des Cristeros.
2e condition : la juste cause
Autant la première condition est facile à concevoir, autant la justesse de la cause est plus difficile à appréhender. La justesse de la cause ne repose pas sur la seule défense des intérêts matériels de la nation. La volonté de conquête, le prosélytisme pour imposer une civilisation, une culture ou une religion ne sauraient non plus être utilisés pour justifier la guerre. La seule cause qui justifie la guerre est celle d’une faute grave qui bafoue la justice et que l’auteur refuse de réparer. Dans ce cas, l’État agit en état de légitime défense.
Charles Péguy dans un admirable poème :
« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre »
Cette notion de guerre juste peut facilement être instrumentalisée. C’est toute la question du conditionnement des esprits pour justifier la guerre. C’est la raison pour laquelle la notion de juste cause est liée au 3e principe formalisé par Saint Thomas qui est celui de l’intention droite.
3e condition : l’intention droite
Si la guerre est légitime et sa cause juste, elle devient illicite si l’intention est mauvaise. L’intention droite ne saurait se contenter de bonnes paroles, de déclaration d’intention. Il est facile pour un dirigeant de justifier un engagement armé la main sur le cœur en arguant de sa bonne foi et de son désir de justice.
L’intention droite se juge sur des faits :
– toutes les solutions négociées envisagées avec la ferme volonté d’aboutir ont échoué par la faute de la partie adverse. On retrouve ici la légitimité de la guerre comme dernier recours.
– la guerre cesse quand le but recherché est atteint
– il existe des chances raisonnables de succès. Si la cause est juste mais que l’on est sûr de perdre la guerre, celle-ci devient immorale
– la guerre ne doit pas engendrer des maux pires que ceux auxquels on veut mettre fin.
– tous les moyens ne sont pas bons. La fin ne justifie pas les moyens. Les guerres ne sont pas faites par cruauté, cupidité, volonté de dominer, ou esprit de vengeance mais pour rétablir la justice et la paix, éviter le mal.
– la militarisation de la société, la constitution d’une force armée démesurée, l’armement à outrance ne sont pas des signes d’intention droite.
L’évolution de la notion de guerre juste
Les principes énoncés par saint Thomas qui justifient la guerre ne jouent plus guère de rôle aujourd’hui. On ne s’intéresse plus à eux. Seul compte aujourd’hui le droit de la guerre qui régit le déroulement des hostilités avec deux tendances :
– une tendance pacifiste. Les dividendes de la paix. La recherche de la paix universelle. C’est la vision de l’ONU qui est déconnectée du réel.
– une tendance belliciste. Le militarisme prussien, l’Allemagne nazie, le communisme, l’interventionnisme occidental au nom des principes démocratiques.
Est juste aujourd’hui ce qui vise à instaurer la démocratie.
Les formidables destructions des deux guerres mondiales ont amené les nations à se trouver une autorité morale supérieure à celles des États capable de jouer un rôle semblable à celui de l’Église du temps de la Chrétienté. Il faut, pour engager la force, une résolution des Nations-Unies qui la justifie au regard du droit international.
Les États vont donc rechercher sa caution pour rendre leur entreprise légitime mais ils s’en passeront s’ils ne l’obtiennent pas. La justesse de la cause devient extrêmement manichéenne : il y a d’un côté les bons démocrates et de l’autre les mauvais dictateurs. La notion de justesse de la cause est instrumentalisée. La notion de guerre juste n’est plus qu’une caricature.
Pour le chrétien que vous êtes, qu’est-ce qui différencie un militaire chrétien d’un militaire qui ne l’est pas ?
Le fait d’être chrétien ne donne pas au soldat une compétence particulière. Il n’est pas supérieur, ni meilleur que les autres. Ce serait présomptueux de le penser. Il ne s’agit donc pas de cela. La différence se situe ailleurs. Le maréchal Pétain avait une très belle formule qui a été ma devise pendant mon temps de service et qui le demeure aujourd’hui encore : « l’action la plus modeste a de quoi combler le cœur de l’homme s’il sait l’inscrire sur un assez vaste horizon ».
Pour le chrétien, ce vaste horizon, c’est le Ciel ; pour celui qui n’a pas la foi, l’horizon est plus réduit. Cette différence est importante, le chrétien sait que tout ce qu’il entreprend sur terre trouve son sens dans la perspective du Ciel. Cela change beaucoup de choses. C’est notamment un formidable remède contre le pessimisme, et un facteur d’Espérance.
Bibliographie – Pour aller plus loin :
- – Un livre indispensable : « Si tu veux la paix, prépare la guerre, essai sur la guerre juste » éditions Pax Romana 2018. Auteur : colonel François Régis Légrier. Un ouvrage remarquable qui défend la vision chrétienne de la guerre avec une grande pertinence et met la réflexion sur ce sujet difficile à la portée de tous. A lire d’urgence.
- – « La doctrine de la guerre juste » Guillaume Bacot – Economica, 1989
- – « Œuvres, réflexions sur la guerre » Simone Weil – Gallimard collection Quarto 1999
- – « Messages de guerre au monde » Pie XII – éditions SPES 1945
- – « Saint Thomas d’Aquin et la guerre » R.P.Thomas Pègue, o.p. – Pierre Téqui 1916