Au buisson ardent, Moïse reçoit de Yahvé la mission de libérer le peuple hébreu du joug des Égyptiens et de le conduire jusqu’à la Terre promise. Ce n’est qu’après la dixième plaie infligée par Yahvé que Pharaon accepte enfin de laisser partir les Israélites : son ultime tentative d’empêcher leur fuite échoue dans les flots de la Mer Rouge, qu’ils traversent à pied sec. Ils vont désormais faire l’expérience de la rude vie au désert : la faim, la soif, les pillards guettent les fugitifs qui se laissent aller à regretter le peu de bien-être de leur esclavage en Égypte et à récriminer contre Yahvé et son serviteur Moïse. Alternant bienfaits (la manne, les cailles, l’eau du rocher) et menaces, Dieu éduque son peuple. Au Sinaï est scellée l’Alliance qui consacre l’élection d’Israël : lors d’une théophanie grandiose, Moïse y reçoit les tables de la Loi (le Décalogue) ainsi que le code de l’Alliance. Cependant, las d’attendre le retour de leur chef, le peuple se fabrique un veau d’or auquel il rend un culte : il sera sévèrement puni avec l’hécatombe de trois mille hommes ordonnée par Moïse. Après la mise en place des rites du culte du vrai Dieu au Sinaï, le peuple se remet en route vers la Terre promise. Mais les espions envoyés en Canaan doutent de la réussite de la conquête ; ce manque de foi mérite un juste châtiment : cette génération périra au désert et ce n’est qu’après une errance de quarante ans que les Hébreux entreront dans la Terre promise.
“Foi et Tradition” : voilà un thème sur lequel cet épisode de l’histoire sainte offre des éléments de réflexion, dans l’optique de notre pèlerinage. Mettons-nous en route à la suite de Moïse. Après Abraham, voici le second grand modèle biblique du pèlerin.
La traversée au désert est vécue comme un pèlerinage de foi, tout à la fois chemin de conversion, de purification et de sanctification. Cette foi nous est transmise : à nous de répondre par l’obéissance de la foi, à l’exemple de Moïse qui a reçu les tables de la Loi au Sinaï, en nous mettant à l’écoute de l’enseignement de l’Église.
LA TRAVERSÉE DU DÉSERT : Le pèlerinage de la foi
Un chemin de conversion
Élection
« Je vous prendrai pour mon peuple et je serai votre Dieu ; et vous saurez que je suis Yahvé, votre Dieu, qui vous fais sortir de dessous les corvées d’Égypte. » (Ex. 6,7)
Dieu nous a choisis le premier pour marcher en sa présence. Nous devons à notre tour choisir Dieu résolument et recentrer toujours plus notre vie sur le Christ.
« Voici que je viens vers toi, que j’ai aimé, que j’ai cherché, que j’ai toujours choisi – quem semper optavi. » (Ste Agnès) (Antienne de Magnificat des 2èmes vêpres de Sainte Agnès.). Mettre sa confiance en Dieu et croire en sa promesse (la Terre promise, symbole de la vie éternelle) : voilà qui est indispensable avant de se mettre en route.
Renoncement
Car choisir, c’est renoncer à ce qu’on n’a pas choisi. On peut se demander pourquoi Israël a suivi un tel itinéraire pour se rendre en Canaan. Pourquoi passer par la Mer Rouge et le désert du Sinaï au lieu de prendre la route la plus courte utilisée par toutes les caravanes ? C’est que Yahvé “coupe les ponts” à Israël : quand on a mis la main à la charrue, on ne doit plus regarder en arrière (cf. Lc 9,62). Confrontés aux privations, les Hébreux s’écrient : « Mieux valait servir les Égyptiens que de venir mourir dans le désert ». (Ex 14,12) Non, réplique Origène : « Mieux vaut mourir sur le chemin en recherchant la vie parfaite que de ne même pas partir en quête de la perfection. » (5ème homélie sur l’Exode, n° 4).
Progrès
En écho à cette parole d’Origène, Grégoire de Nysse nous présente sa Vie de Moïse comme un “traité de perfection” : à l’instar de Moïse, il faut toujours aller de l’avant (cf. Phil 3,13). Deux tentations nous guettent : l’orgueil “vice de ceux qui se croient arrivés” (Bernanos) et la paresse qui nous installe dans une oasis de passage. Mais St Bernard nous met en garde : « Sur le chemin de la vie, ne pas progresser, c’est régresser. » (2ème sermon pour la purification, n° 3).
C’est comme grimper une côte en vélo : pas question de lâcher les pédales même si nous ne voyons pas encore le sommet !
Un chemin de purification
Comme Jésus fut conduit au désert pour y être tenté, le peuple élu doit y passer pour que sa foi soit purifiée, affermie non seulement face aux ennemis extérieurs mais aussi face aux passions qui nous menacent de l’intérieur.
Combats
Les Égyptiens et les Amalécites ne représentent-ils pas le démon qui voudrait nous réduire à l’esclavage du péché, et le monde indifférent ou hostile à notre foi, reprenant le cri de Pharaon : « Ces gens-là s’égarent ! » (cf. Origène, 5ème homélie sur l’Exode, n° 3) ? Comme Moïse il nous faut alors élever les mains (cf. Ex 14,16-17) par la foi car c’est ainsi qu’on résiste au démon (cf. I P. 5,9) et que nous obtenons notre victoire sur le monde (cf. I Jn 5,4).
Tentations
• Une trilogie qui nous fait tourner en rond : murmure pour ce qu’on n’a pas (cf. Nb 11), envie vis-à-vis de ceux qui ont (cf. Nb 12 : l’autorité de Moïse) et découragement quant au but à atteindre (cf. Nb 13,14). Face à cette spirale qui nous replie sur nous-mêmes, le véritable remède pour nous remettre en route est le dynamisme des vertus théologales : un regard de foi devant les difficultés, qui ouvre la porte à l’espérance et s’épanouit en charité.
• Un poids qui nous retient : le veau d’or symbole de toutes les idoles. Nous dénonçons celles du monde moderne : l’argent, le sexe, la soif du pouvoir, mais savons-nous, à la lumière de la foi, déceler notre propre veau d’or, celui autour duquel nous sommes en orbite : satisfactions personnelles, affections désordonnées, attachement entêté à nos propres idées ? Qu’il nous est difficile de rejeter nos idoles pour vivre de foi en un Dieu qu’on ne voit pas…
Un chemin de sanctification
Le secours des sacrements
Les Pères ont vu dans le passage de la Mer Rouge une annonce du baptême (cf. CEC 1221). La foi reçue par ce sacrement doit être entretenue par la Pénitence et l’Eucharistie, tous deux préfigurés dans le récit de l’Exode.
• Le serpent d’airain dont la vue guérissait les blessures des Hébreux (cf. Nb 21) et l’eau qui lave les souillures (cf. Nb 19) évoquent la confession, par laquelle nous retrouvons la grâce si elle était perdue (et par là notre orientation vers notre fin ultime) et sommes délivrés des liens du péché, afin de reprendre notre route avec plus de ferveur.
• La manne : « le pain des anges devenu nourriture des voyageurs » (séquence Lauda Sion). L’Eucharistie nous réconforte dans les épreuves et nous fortifie pour affronter les fatigues de la marche. Comme la manne qui, s’accommodant au désir de celui qui la mangeait, se changeait en ce qu’il voulait (Sag. 16,20), l’Eucharistie répond aux besoins de chacun d’entre nous.
“Aujourd’hui” (Ex. 14,13)
L’épisode de la manne (cf. Ex. 16) souligne un autre trait fondamental de la démarche du pèlerin : ne pas faire de réserve, ne pas calculer, mais s’en remettre à la providence. Dieu n’a pas dit : “J’ai été”, ou “Je serai”, mais “Je suis” (Ex. 3,14). C’est dans l’union à Dieu dans l’instant présent que nous participons à son éternité : comme les Hébreux, suivre la nuée jour après jour en s’abandonnant aux mains de Dieu.
Intimité avec Dieu
« Yahvé parlait à Moïse face à face comme un homme parle avec son ami. » (Ex. 33,11) N’y a-t-il pas là une invitation à savoir se ressourcer dans l’oraison, « commerce intime d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont on se sait aimé » (Vie, 8) ? Tout appel au désert, tout pèlerinage est un voyage de noces où Dieu nous attend pour rafraîchir la ferveur de notre premier amour (Ap. 2,4). « Voici que je vais la séduire ; je l’emmènerai au désert et je parlerai à son cœur. » (Os. 2,16).
Abandon
Se laisser conduire, voilà l’exigence la plus radicale de la foi, « préférence permanente donnée à une autre lumière que la nôtre » (M.-D. Molinié, “Le Courage d’avoir peur”). L’Esprit Saint nous conduit à travers des hommes faillibles – comme Moïse – mais revêtus de l’autorité de l’Église (« Qui vous écoute m’écoute », Lc. 10,16) mais aussi à travers la colonne de feu et de nuée (cf. Ex. 13,21s). La foi est une colonne de lumière : nous en faisons l’expérience lors de retraites, pèlerinages et autres “temps forts”. Mais plus on avance dans les voies de Dieu, plus la foi devient colonne de ténèbres, plus on s’appuie non sur ce que l’on sent mais sur ce que l’on sait (cf. 2ème partie). La sainteté, c’est cette marche dans la nuée.
LES TABLES DE LA LOI : L’obéissance de la foi
Moïse reçoit de Yahvé sur l’Horeb les tables de la Loi et le code de l’Alliance. Descendant de la montagne, il retrouve son peuple en effervescence : livré à la débauche, celui-ci rend un culte idolâtrique au veau d’or, façonné à partir de boucles d’oreilles (cf. Ex. 32). Grégoire de Nysse interprète ces anneaux d’or suspendus aux oreilles comme l’écoute de la Loi (Vie de Moïse, SC 1 bis, n°212), à laquelle les Israélites renoncent pour se livrer à un dieu fait à leur image. Cela rejoint l’avertissement de saint Paul : « il y aura un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine, mais selon leurs propres convoitises et l’oreille les démangeant, ils se donneront des maîtres à foison, et détourneront l’oreille de la vérité pour se tourner vers les fables. » (II Tim. 4,3s) N’est-ce pas la tentation de notre époque où le relativisme et le subjectivisme font figure de dogmes intangibles ? Au supermarché de la religiosité, chacun choisit ce qui lui plaît, ce vers quoi il se sent le plus d’attrait, pour se fabriquer son veau d’or. Mais qu’avons-nous demandé à l’Église au jour de notre baptême ? La foi, dont elle est la mère et l’éducatrice (cf. CEC 169). C’est elle qui nous transmet le dépôt de la foi, à travers l’Écriture, la Tradition et le Magistère qui sont inséparables (cf. CEC 95). Avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, disons résolument : “Je choisis tout !” Ni Écriture sans Tradition, ni Tradition sans Magistère.
Lire l’Écriture
« Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. » (Lc 21,33) Tout le flot des paroles vides, tout le tumulte du monde symbolisé par les danses autour du veau d’or passeront, mais la Parole de Dieu demeure. Savons-nous l’écouter et la garder (cf. Lc 11,28) ? La mettre en pratique dans notre vie quotidienne : Lampe pour mes pieds, ta parole, et lumière pour ma route (Ps. 118,105) ? Prétendre aimer Jésus sans accomplir ses commandements et ceux de son Église est une illusion : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole […] Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles. » (Jn 14,23s).
Recevoir la Tradition
« Dans sa doctrine, sa vie et son culte, l’Église perpétue et transmet à chaque génération tout ce qu’elle est elle-même, tout ce qu’elle croit. » (Dei Verbum n°8, cf. CEC 98) Moïse a reçu de Dieu le Décalogue et un ensemble de prescriptions rituelles et morales qu’il a transmis à son peuple, pour qu’à son tour, il le confie aux générations futures : « il a érigé une règle en Jacob, mis une loi en Israël, qu’il a prescrit à ses pères de faire connaître à leurs fils, afin que les connût la génération suivante. » (Ps 77,5s) De même, l’Église nous transmet sa foi, ses rites, sa discipline : à nous d’accueillir avec piété filiale ce trésor multiséculaire. A nous aussi d’approfondir notre foi par une formation intellectuelle et spirituelle solide, à l’école des Docteurs de l’Église — et en particulier de saint Thomas d’Aquin, dont la doctrine a si souvent été recommandée par les papes. Mais cette transmission peut être recouverte du voile de l’oubli : il faut alors retrouver la Tradition comme les Juifs ont retrouvé le livre de la Loi de Moïse, point de référence fondamental, principe de tout renouveau religieux. (cf. 2 Chro 34). Ainsi nous découvrirons dans l’héritage de ceux qui nous ont précédés une source de jeunesse : « Cette foi que nous avons reçue de l’Église, nous la gardons avec soin, car sans cesse, sous l’action de l’Esprit de Dieu, tel un dépôt de grand prix renfermé dans un vase excellent, elle rajeunit et fait rajeunir le vase même qui la contient. » (Saint Irénée) (Adv. Hær. 3,24,1 (cité en CEC 175).
À l’écoute du Magistère
Lire l’Écriture à la lumière de la Tradition : c’est déjà beaucoup. Mais l’histoire de l’Église nous prouve que l’on peut s’égarer en interprétant des versets de l’Écriture Sainte ou des témoignages de la Tradition de façon erronée. « C’est que la charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Église dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus-Christ. » (Dei Verbum n°10, cf. CEC 85).
L’enseignement des papes (de saint Pierre à Benoît XVI) et des conciles (de Nicée à Vatican II) nous assure que nous sommes sur la bonne voie. Tel un train dont les wagons s’accumulent au cours de l’histoire, il roule sans dévier sur les rails du dépôt révélé, avec à sa tête la locomotive du Magistère vivant de l’Église, « norme prochaine, universelle de vérité pour tous » (Encyclique “Ad Cæli Reginam” (11 nov. 1954), selon l’expression de Pie XII. Le Catéchisme de l’Église catholique (et le Compendium qui le résume) est un outil indispensable pour qui veut se mettre à l’écoute de l’Église enseignante. Quant aux encycliques et aux autres documents du Saint Siège, il est vrai qu’ils sont parfois difficiles, mais ne pourrait-on pas faire l’effort de lire au moins ceux qui nous touchent de plus près : une lettre aux familles, un discours aux jeunes…?
CONCLUSION : Marie, “première suivante”
Et moi je vous salue ô première suivante. (Péguy, Ève)
Comme l’Ève de Péguy, la Vierge Marie est la “première suivante”. Du “fiat” de l’Annonciation jusqu’à celui du Calvaire, « elle avança dans son pèlerinage de foi » (Lumen Gentium n° 58), nous ouvrant le chemin. Réalisation la plus parfaite de l’obéissance de la foi (cf. CEC 148s), elle nous invite maternellement à suivre son Fils : « Faites tout ce qu’il vous dira. » (Jn 2,5)
Ô Marie, “Virgo Fidelis”, qui avez donné au monde celui qui est « la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14,6), obtenez-nous de marcher à sa suite dans la foi et de garder fidèlement sa Parole, afin de mériter d’entrer dans la vie éternelle.
Abbaye Sainte Madeleine du Barroux