La génération présente rêve d’être une génération de défricheurs, de pionniers, pour la restauration d’un monde chancelant et désaxé ; elle se sent au cœur l’entrain, l’esprit d’initiative, le besoin irrésistible d’action, un certain amour de la lutte et du risque, une certaine ambition de conquête et de prosélytisme au service de quelque idéal. Or, si selon les hommes et les partis, l’idéal est bien divers — et c’est le secret de tant de dissensions douloureuses— l’ardeur de chacun est la même à poursuivre la réalisation, le triomphe universel de son idéal; et c’est, en grande partie, l’explication de l’âpreté et de l’irréductibilité de ces dissensions.
Mais ces aspirations mêmes que, malgré la grande variété de leurs manifestations, nous retrouvons à chaque génération française depuis les origines, comment les expliquer ? Inutile d’invoquer je ne sais quel fatalisme ou quel déterminisme racial. A la France d’aujourd’hui, qui l’interroge, la France d’autrefois va répondre en donnant à cette hérédité son vrai nom : la vocation. Car, mes frères, les peuples, comme les individus, ont leur vocation providentielle ; comme les individus, ils sont prospères ou misérables, ils rayonnent ou demeurent obscurément stériles, selon qu’ils sont dociles ou rebelles à leur vocation (…).
Du jour même où le premier héraut de l’Evangile posa le pied sur cette terre des Gaules et où, sur les pas du Romain conquérant, il porta la doctrine de la Croix, de ce jour-là même, la foi au Christ, l’union avec Rome, divinement établie centre de l’Eglise, deviennent pour le peuple de France la loi même de sa vie. Et toutes les perturbations, toutes les révolutions, n’ont jamais fait que confirmer, d’une manière éclatante, l’inéluctable force de cette loi (…).
Alors, avec toute l’audace d’un homme qui sent la gravité de la situation, avec l’amour sans lequel il n’y a pas de véritable apostolat, avec la claire connaissance des réalités présentes, condition indispensable de toute rénovation, comme je crierais d’ici à tous les fils et filles de France : « Soyez fidèles à votre traditionnelle vocation ! » Jamais heure n’a été plus grave pour vous en imposer les devoirs, jamais heure plus belle pour y répondre. Ne laissez pas passer l’heure, ne laissez pas s’étioler les dons que Dieu a adaptés à la mission qu’il vous confie ; ne les gaspillez pas, ne les profanez pas au service de quelque autre idéal trompeur, inconscient ou moins noble et moins digne de vous ! (…).
Une grande partie de l’humanité dans l’Europe actuelle est, dans l’ordre religieux, sans patrie, sans foyer. Pour elle, l’Eglise n’est plus le foyer familial ; Dieu n’est plus le Père ; Jésus-Christ n’est plus qu’un étranger. Tombé des hauteurs de la révélation chrétienne, d’où il pouvait d’un coup d’œil contempler le monde, l’homme n’en peut plus voir l’ordre dans les contrastes de sa fin temporelle et éternelle ; il ne peut plus entendre et goûter l’harmonie en laquelle viennent se résoudre paisiblement les dissonances. Quel tragique travail de Sisyphe, que celui qui consiste à poursuivre la restauration de l’ordre, de la justice, de la félicité terrestre, dans l’oubli ou la négation même des relations essentielles et fondamentales ! (…).
C’est aux heures de crise, mes Frères, que l’on peut juger le cœur et le caractère des hommes, des vaillants et des pusillanimes. C’est à ces heures qu’ils donnent la mesure et qu’ils font voir s’ils sont à la hauteur de leur vocation, de leur mission.
Nous sommes à une heure de crise. A la vue d’un monde qui tourne le dos à la Croix, à la vraie Croix du Dieu crucifié et rédempteur, d’un monde qui délaisse les sources d’eau vive pour la fange des citernes contaminées ; à la vue d’adversaires, dont la force et l’orgueilleux défi ne le cèdent en rien au Goliath de la Bible, les pusillanimes peuvent gémir d’avance sur leur inévitable défaite ; mais les vaillants, eux, saluent dans la lutte l’aurore de la victoire ; ils savent très bien leur faiblesse, mais ils savent aussi que le Dieu fort et puissant (Ps. XXIII, 8) se fait un jeu de choisir précisément la faiblesse pour confondre la force de ses ennemis. Et le bras de Dieu n’est pas raccourci ! (Is. LIX, I).
Cardinal Pacelli (futur Pie XII)
Notre Dame de Paris, 13 juillet 1937