Admirable à bien des égards, la reconnaissance publique de la religion chrétienne telle qu’elle se pratique en Espagne n’est pas possible, exactement sous la même forme, dans tous les pays. Quoi qu’il en soit, la religion chrétienne doit être publiquement reconnue et cela posera toujours de graves questions. Nous voudrions essayer de répondre à quelques-unes de ces questions. Officiellement reconnue, la religion chrétienne expose au pharisaïsme. Cela vous déplaît. Cela me déplaît également.
Dans une société qui reconnaît officiellement la religion chrétienne, il est inévitable que les pharisiens soient plus ou moins nombreux ; par suite, il est inévitable que les faibles, en nombre plus ou moins grand, soient scandalisés par ce mensonge et parfois jusqu’à tomber dans l’apostasie.
Or dans une société hostile au christianisme vous pensez que les pharisiens de la religion n’auront pas de place. Vous avez raison. Seulement prenez garde que le pharisaïsme ne sera pas supprimé pour autant. Ce ne sera pas alors la religion qui donnera prise au pharisaïsme puisqu’elle ne sera pas reconnue ; mais ce sera d’autres valeurs. Car partout où il y a reconnaissance officielle de quelques valeurs (c’est-à-dire dans toute société) il y a matière à pharisaïsme. Si vous n’avez plus le pharisaïsme de la religion, vous en avez un autre. Est-ce tellement mieux ?
Par ailleurs, dans une société civile qui rejette le christianisme, ne croyez pas que l’apostasie ne soit plus à redouter. Dans une telle société il est bien vrai que les meilleurs parmi les chrétiens s’affirmeront chrétiens jusqu’au martyre ; mais cela n’empêchera point les faibles de devenir apostats. Car enfin la persécution ne fait pas que des martyrs ; nous savons tous qu’elle fait aussi des apostats.
Dans une société qui reconnait publiquement la religion chrétienne le pharisaïsme de certains amène l’apostasie des faibles ; dans une société ennemie du nom chrétien la persécution amène également l’apostasie des faibles. Oui, me répondrez-vous ; mais avec la persécution on gagne au moins qu’il y ait des martyrs. Fort bien. Seulement avec un statut juridique normal on gagne aussi qu’il y ait une multiplication des confesseurs. Dans les deux cas la sainteté abonde. Elle prend des formes différentes mais c’est toujours la sainteté. Ce n’est donc pas au nom de la sainteté que l’on peut regretter pour l’Eglise un statut normal
et officiel.
Vous pensez peut-être : ne pourrait-on pas, depuis qu’il existe des sociétés et des civilisations, concevoir enfin un type de société qui, sans persécuter le christianisme, puisque la persécution entraîne de terribles conséquences, cependant ne reconnaîtrait pas non plus, de quelque manière que ce soit, la
religion de Jésus-Christ, puisque les dangers d’une reconnaissance publique sont hélas ! Très réels ? Une société neutre ne serait-elle pas meilleure ? Ne présenterait-elle pas le double avantage de ne pas exposer à cette sorte d’apostasie qui est provoquée par le pharisaïsme et à cette autre sorte d’apostasie qui
est un effet de la persécution ? Aucun de ces avantages n’existerait pour la bonne raison qu’une société neutre est indispensable. Que vous considériez l’homme dans le domaine privé qui est celui de l’intimité de sa personne, que vous considériez l’homme dans sa vie familiale, que vous le considériez enfin dans le domaine « officiel » qui est celui de la société civile, l’homme n’est pas et ne peut pas être neutre.
A titre privé, à titre familial, ni à titre officiel il n’évite pas de se situer par rapport à l’absolu. A titre privé, à titre familial, ni à titre officiel l’homme n’évite pas d’être référé à une fin dernière qui est le Seigneur Dieu. Il n’évite pas d’avoir à prendre parti pour ou contre Dieu. D’une manière différente sans doute selon qu’il s’agit de sa personne, de sa famille ou de la société civile ; mais enfin, quelle que soit la manière, il est forcé de prendre parti par rapport au Seigneur Dieu. Qui n’est pas avec Moi est contre Moi. Une société neutre aurait tous les avantages que l’on voudra ; malheureusement elle est impossible. Et de fait elle n’a jamais existé ; les sociétés qui se sont voulues neutres se sont toujours montrées persécutrices ; il n’importe qu’elles aient persécuté sous des formes plus ou moins déguisées, plus ou moins perfides; elles ont persécuté. Lorsque César ne veut pas s’incliner devant le Christ il ne demeure
pas neutre ; il devient hostile.
En réalité la solution au débat qui nous inquiète ne se trouvera point dans une impossible neutralité mais bien dans une certaine forme de reconnaissance officielle. D’abord que la situation faite publiquement à la religion ne soit pas indiscrète. Ensuite que les citoyens, du moins un grand nombre d’entre eux et à tous les postes, y compris aux postes suprêmes, soient des chrétiens assez authentiques pour que le pharisaïsme ne devienne pas la note dominante et que par la suite, soit diminué, sinon conjuré, le danger d’apostasie chez les faibles. (D’ailleurs ne parlons pas seulement des faibles. C’est encore les êtres nobles, ceux en qui l’exigence de vérité est implacable, qui risquent d’être blessés le plus dangereusement par le scandale du pharisaïsme.)
Ainsi, deux conditions à remplir : la première est la discrétion de la reconnaissance publique. Notons d’ailleurs que cette discrétion n’est pas du tout l’équivalent d’une attitude fuyante et indécise. La seconde condition est l’authenticité des vertus chrétiennes. Cette seconde condition importe d’autant plus que,
dans le cas d’un statut juridique normal pour la Sainte Eglise, les ecclésiastiques aussi bien que les hommes d’Etat éprouvent une tentation de complaisance mutuelle pour leur injustice respective, qui ne saurait être surmontée que grâce à une vraie vertu. Nous exprimant en paraboles nous dirons que, dans
le cas d’un statut juridique normal, la tentation des ecclésiastiques est de ne pas considérer s’ils reçoivent des chaînes pourvu qu’elles soient d’or, et la tentation de César est de faire hommage de son or, pourvu qu’il prenne la forme de chaînes. On comprend dès lors qu’un grand désintéressement est nécessaire de
part et d’autre pour garder la liberté et échapper à la corruption. Ainsi, un statut juridique normal de la religion chrétienne ne peut être appliqué avec vérité dans les institutions que s’il est soutenu par beaucoup de vertu dans les personnes.
Les régimes qui accordent à l’Eglise une habitation décente cherchent en général à lui aménager un intérieur tellement confortable qu’elle s’endorme dans la tiédeur de la pièce climatisée et sous l’entassement des couvertures. Des chrétiens vivant sous ces régimes auront facilement la tentation de
préférer les rigueurs du désert à une maison convenable mais endormante. Ils seront tentés de s’écrier : « plutôt la persécution ». Et pourtant, aussi bien pour l’honneur des régimes temporels que pour le bien des élus, l’Eglise demandera toujours une habitation convenable et protestera toujours contre sa relégation au désert. En même temps, lorsqu’elle recevra une habitation convenable,
Elle demandera à ses enfants non pas de s’écrier : « plutôt la persécution puisque cette habitation présente de tels dangers » mais simplement de prendre au sérieux le grand avertissement de l’Evangile : Vigilate. Vigilance, Sainteté, détachement pour que la propriété d’une maison ne devienne pas une impossibilité de bouger ; pour que la possession de couvertures serve simplement à couvrir et non pas à écraser et asphyxier.
On voit notre position. D’abord nous ne nions pas les inconvénients d’une société qui accorde un statut officiel équitable à la religion chrétienne. Cependant nous voulons une telle société, parce qu’une société neutre est impossible et parce qu’une société persécutrice est condamnée par Dieu et par le droit naturel. Ensuite, nous tenons le pharisaïsme pour un mal inséparable, de fait, de la vie des hommes en société ; mais loin de nous y résigner nous demandons que les hommes pratiquent la justice et la religion avec assez de vigueur et d’authenticité pour que le pharisaïsme ne devienne pas prépondérant. Position modeste car elle reconnaît la terrible misère et la lourde rançon de la vie en société. Position prudente car on ne veut pas supprimer le bien que représente la reconnaissance de la religion par la société à cause du mal qui, de fait, s’y trouve mélangé. Position magnanime car elle demande à l’homme, au titre même de sa vie sociale, de pratiquer une justice et une religion assez vraies pour empêcher le pharisaïsme de dominer cl de tout corrompre.
Quels que puissent en être les inconvénients il ne nous est pas demandé de renoncer à l’idéal d’une société qui reconnaisse publiquement la religion chrétienne ; il nous est demandé, — ce qui est plus sérieux et plus difficile — de faire ce qui est en nous pour que jamais l’officiel ne prenne le pas sur la vie ; pour que la vie, c’est-à-dire la justice et la religion authentiquement vécues, ne cessent d’animer l’officiel, et donc ne cessent de l’adapter, de le rajuster, de le réformer. (Cela suppose que nous ayons un esprit de réforme patient en ce sens que nous pâtirons le mal que nous voudrons dépasser, et une
tolérance héroïque en ce sens que nous lutterons avec héroïsme contre le mal que nous aurons à tolérer).
Condition inconfortable que celle du chrétien dans la société civile. Dans les pays de persécution, le chrétien aspire véhémentement à la liberté car c’est la chose la plus normale du monde ; non seulement parce que la persécution lui est cruelle à lui-même, mais parce qu’elle est offensante pour Dieu et
terriblement périlleuse pour les êtres chétifs que nous sommes tous. Dans les pays qui reconnaissent officiellement le nom de Christ, le chrétien aspire à la vérité, non que la reconnaissance officielle soit en elle-même un mensonge ; en elle-même au contraire elle est une disposition sociale vraie ; mais elle
entraîne chez un certain nombre une attitude hypocrite et pharisaïque ; par moment il peut arriver que l’on suffoque tellement devient lourde l’atmosphère de mensonge.
Cependant le chrétien est tout à fait sûr que le remède ne se trouvera pas dans la suppression de l’officiel (car il faudrait supprimer la société) mais d’abord dans un officiel qui ne soit pas indiscret, pesant ou même écrasant ; ensuite et surtout dans la conversion du cœur. Car alors, si le cœur est converti, tout en acceptant la société, on devient libre de la lèpre du mensonge qui la corrode et on lui permet d’échapper, en partie, à cette même lèpre.
Que la société soit persécutrice ou qu’elle reconnaisse officiellement Dieu et son Christ, elle n’est jamais pour le chrétien un lieu de tout repos ; elle demeure un lieu de lutte, de patience, d’effort vers la sainteté. Cependant il serait faux d’en conclure que les deux attitudes de la société à l’égard de la religion doivent être tenues pour équivalentes. Car ce que Dieu veut et ce que veut le chrétien c’est la lutte, la patience, l’effort vers la sainteté, à l’intérieur d’une société qui reconnaisse la religion chrétienne. (On ne dit pas (ce qui est contradictoire) une société oppressivement chrétienne.)
Ce que Dieu veut et ce que veut le chrétien c’est que la cité de César s’agenouille devant la cité de Dieu. Il est rare sans doute que César se montre capable d’un agenouillement qui serait sans aucune grimace, en toute simplicité, gracieuseté et souplesse. Du moins on demande que l’agenouillement soit aussi digne que possible.
Dans ces perspectives on n’a d’ailleurs pas à craindre la disparition de cette gloire essentielle de l’Eglise de la terre qui s’appelle le martyre. En effet, les sociétés sont assez nombreuses et le diable assez avisé pour que, jusqu’à la fin des temps, se continue la tradition lamentable des sociétés persécutrices. Et
même, à l’approche de la fin, la persécution se fera plus démesurée.
Les cités de César feront toujours des martyrs. Mais ce que veut la cité de Dieu, pour l’honneur même de César, c’est que les cités de César ne soient habitées que par des confesseurs.
LES BEATITUDES – R.P. Calmel op