La liturgie romaine traditionnelle, trésor de l’Église latine

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Edito de l’abbé Benoît Paul-Joseph, supérieur du District de France, paru dans le numéro d’hiver de Tu es Petrus (n°XXXII)

«  Une communauté qui déclare soudain strictement interdit ce qui était jusqu’alors pour elle tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus haut, et à qui l’on présente comme inconvenant le regret qu’elle en a, se met elle-même en question. Comment la croirait-on encore ? ».

Benoît XVI

Dans la symphonie de prières qui montent quotidiennement vers le Ciel pour chanter la gloire de Dieu, publier ses bienfaits ou implorer son pardon, la prière liturgique tient une place de choix, n’étant rien d’autre que la prière du Verbe Incarné, continuée et prolongée par l’Église de la terre. Le pape Pie XII la définit ainsi dans  l’encyclique Mediator Dei : « La sainte liturgie est le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église ; c’est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel : c’est, en un mot, le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres. »

De là son immense dignité et, pour tout dire, son éminence intrinsèque : il s’agit de la prière de Jésus-Christ s’adressant à son Père, portée et perpétuée par les hommes qui, régénérés par son Sang, forment cette société nouvelle, extension de son humanité et débordement de sa vie divine. Authentique participation à la prière du Rédempteur rendue possible par le saint baptême, la liturgie vient préalablement sanctifier les deux ordres dans lesquels se meut la créature matérielle : l’espace et le temps.

Par la consécration du temple chrétien, une portion de l’univers créé est soustraite au monde profane pour devenir un territoire sacré, un périmètre saint, réservé au culte divin. Par l’année liturgique, le temps lui-même devient un temps sacré, déjà hors du temps, rythmé non plus par les cycles saisonniers mais par les étapes de l’histoire du Salut, lesquelles se succèdent au cours d’une année complète, image de la totalité du temps, en tant qu’il est ordonné au Christ. La liturgie comprend donc d’inévitables et fréquentes répétitions : tant au niveau des fêtes elles-mêmes que dans les textes des offices ou, pour les prêtres et les religieux, dans le renouvellement quotidien de la célébration de la messe et de la récitation de l’Office divin.

Or, cette répétition que d’aucuns jugeront inutile et pesante, est en réalité constitutive de la réalité liturgique : celle-ci tend à nous introduire dans le monde de l’Éternité, un monde où il n’y a pas de place pour les nouveautés ordinaires ou sensationnelles. La splendeur inaltérable de la beauté et de la sainteté éternelles de Dieu, la proximité éternellement nouvelle de l’homme-Dieu sont toujours également opportunes, également pertinentes. Dans la liturgie, il n’est pas nécessaire d’adresser à Dieu de nouvelles prières, mais simplement de répéter les paroles éternellement adéquates, éternellement valables, de la prière de l’Église, et d’y participer d’une manière toujours plus profonde et plus authentique. Comme le disait le Cardinal Journet lors d’une conférence, il s’agit de notre côté « d’avancer en profondeur ». Et parce qu’elle nous fait accéder au monde de Dieu, la liturgie est toujours empreinte d’une certaine gravité, d’une noble solennité, d’un bienfaisant hiératisme.

Ce serait donc une erreur grave, voire un détournement, de chercher à banaliser l’acte liturgique, à le « profaner » en édulcorant sa dimension sacrée pour le rapprocher de nous, le rendre plus familier, plus ajusté à nos intérêts et à nos soucis quotidiens. Car, justement, dans la prière liturgique, nous échappons à l’emprise de nos intérêts et de nos soucis, de la préoccupation de nos travaux, des objectifs immédiats de la vie pratique, pour tourner nos regards vers les grandes choses qui sont éternellement et invariablement importantes, vers le mystère de la divinité, le mystère de l’incarnation, le mystère de la miséricorde et de la grâce, vers le mystère du Christ souffrant, le mystère de l’Eucharistie. Le Cardinal Robert Sarah le disait en des termes fort dans une interview au journal Famille Chrétienne en mai 2016 : « En cherchant à inventer des liturgies créatives ou festives, nous courons le risque d’un culte trop humain, à la hauteur de nos désirs et des modes du moment. Mais la liturgie est la porte de notre union à Dieu. »

Or il est manifeste que la liturgie romaine ancienne, justement appelée « traditionnelle », puisqu’elle prend sa source dans les sacramentaires romains des premiers siècles, pour ensuite s’enrichir au contact des liturgies gallicanes et germaniques sous les empires Carolingiens et Ottoniens, avant d’être fixée à Rome au XIIIe siècle, puis finalement universalisée par saint Pie V après le Concile de Trente, cette liturgie représente une forme d’aboutissement de l’écrin rituel, propre à exprimer adéquatement la grandeur et la puissance de l’acte liturgique. Par la densité de ses prières, le développement de ses rites et la richesse de son symbolisme, la liturgie romaine ancienne nous maintient en communion avec la longue chaîne des conciles et des saints, artisans de ce chef d’œuvre spirituel de l’Église latine. Sans heurts ni secousses, sans ruptures ni revirements, la liturgie romaine s’est lentement édifiée au cours des siècles, à travers des enrichissements et des purifications, qui toujours furent apportés avec un infini respect et une grande précaution, tant il est redoutable de toucher à ce que la sagesse et la sainteté des anciens a lentement élaboré.

A ce point de vue, il est indéniable que la réforme liturgique qui a succédé au Concile Vatican II a représenté une cassure dans le processus d’évolution homogène et organique de la liturgie romaine. Par ailleurs, les modifications apportées ont été si générales et si profondes, que le Préfet de la Doctrine de la foi adressait une lettre au Saint-Père en 1969, pour le mettre en garde contre ce qu’il appelait un mouvement de « rupture », lequel pourrait « renforcer et changer en certitude le doute, qui malheureusement s’insinue dans de nombreux milieux, selon lequel des vérités toujours crues par le peuple chrétien pourraient changer ou être passées sous silence sans qu’il y ait infidélité au dépôt sacré de la doctrine auquel la foi catholique est liée pour l’éternité [1]». Arguant que le nouveau missel s’éloignait « de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe [2] », le Préfet de la Doctrine de la foi demandait que l’usage du missel de Saint-Pie V puisse perdurer. S’en suivaient des années tragiques et douloureuses au cours desquelles Mgr Marcel Lefebvre et les membres de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, mais aussi d’autres prêtres courageux, acceptaient d’être ostracisés pour continuer à célébrer la messe romaine ancienne, l’usage du missel tridentin demeurant abusivement interdit.

Sous le pape saint Jean-Paul II, des permissions étaient successivement accordées, puis vint en 2007 le Motu Proprio du pape Benoît XVI permettant à tout prêtre de rit latin d’utiliser le missel romain ancien, rappelant alors que celui-ci n’avait jamais été juridiquement abrogé, et pouvait donc toujours être utilisé. Sans porter un regard idéaliste sur les années qui en ont suivi la parution de la lettre de Benoît XVI, force est de reconnaître que Summorum Pontificum a magistralement contribué à apaiser le conflit liturgique qui persistait depuis 1969, en rendant justice aux fidèles attachés à l’antique tradition latine, sans remettre en cause la légitimité de la liturgie postconciliaire.

Aussi le dernier Motu Proprio du Pape François, Traditionis Custodes, qui va à rebours des efforts des souverains pontifes depuis plus de trente ans, ne peut que provoquer stupeur et incompréhension. Le prochain numéro de Tu es Petrus reviendra largement sur la décision et le texte du Saint-Père, permettons-nous simplement trois remarques. Tout d’abord, les griefs formulés dans la lettre d’accompagnement du Motu proprio, lesquels sont présentés comme les motifs qui justifient la promulgation de Traditionis Custodes, sont peu recevables par les fidèles catholiques français attachés à la liturgie romaine ancienne, provoquant ainsi un malaise et un inévitable sentiment d’injustice. Ensuite, comme d’autres instituts fondés à la même période, la Fraternité Saint-Pierre a reçu du Saint-Siège l’assurance que « toutes les mesures seront prises pour garantir [son] identité dans la pleine communion de l’Église catholique [3] » : la remise en cause de ces paroles, sur lesquelles se sont appuyés les 360 prêtres aujourd’hui membres de notre congrégation ne peut être que profondément déstabilisante. Enfin, de façon plus générale, résonnent toujours les paroles du pape Benoît XVI, alors Cardinal Ratzinger : «  Une communauté qui déclare soudain strictement interdit ce qui était jusqu’alors pour elle tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus haut, et à qui l’on présente comme inconvenant le regret qu’elle en a, se met elle-même en question. Comment la croirait-on encore ? [4]».

[1] Cardinaux Ottaviani et Bacci, Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ, 1969.

[2] Ibid

[3] Note d’information du 16 juin 1988, in Documentation Catholique, n° 1966, p. 739.

[4] Cardinal Joseph Ratzinger, Le Sel de la terre, Editions du Cerf, 1998.

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