La Genèse, de la fin du chapitre 11 jusqu’au chapitre 24, nous présente un personnage parmi les plus importants de l’Histoire du monde : c’est Abraham, le père d’Israël, l’ancêtre du Christ, la référence pour tous ceux qui professent une religion monothéiste : chrétiens, juifs, musulmans, soit 2 milliards et demi d’êtres humains à l’heure actuelle.
Les racines
Dès les premiers versets où il est question d’Abraham, fils de Térah, la Bible nous le montre partant pour un long pèlerinage (Gen. 11,31) : “Térah prit son fils Abram (c’était son nom, jusqu’à ce que Yahvé lui impose celui d’“Abraham”, qui signifie “Père de multitude”), son petit-fils Lot, et sa bru Saraï, femme d’Abram. Il les fit sortir d’Ur des Chaldéens pour aller au pays de Canaan, mais arrivés à Harân, ils s’y établirent.”
Nous sommes au quatrième millénaire avant Jésus-Christ. Ur (appelé aussi Our) est la capitale d’un petit royaume, sur la rive droite de l’Euphrate, qui se nomme aujourd’hui El Mougheir, dans l’Irak actuel. La famille pèlerine donc jusqu’à Harân, au nord-ouest de la Mésopotamie, un pays fort agréable et riche, et s’y installe avec ses gens et ses troupeaux ; mais pas pour longtemps, car aussitôt son père mort, Yahvé dit à Abram (12,1) : ”Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom, qui servira de bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront. Je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi seront bénites toutes les nations de la terre.”
“Abram partit, comme lui avait dit Yahvé.”
Il descend vers le pays de Canaan, jusqu’au lieu saint de Sichem qui est la Terre Sainte actuelle ; c’est là que Yahvé lui apparaît de nouveau et lui dit : “C’est à ta postérité que je donnerai ce pays.” Mais il poursuit encore son pèlerinage et, de campement en campement, il passe au Négeb, région désertique du sud de la Palestine.
Comme il n’y a pas là de quoi nourrir ses nombreux troupeaux, Abraham descend plus bas encore, jusqu’en Égypte où il s’enrichit fort. Il peut ensuite remonter, et finir par s’installer au pays que Yahvé lui avait indiqué. “Lève les yeux, lui dit-il, et regarde, de l’endroit où tu es, vers le Nord et le Midi, vers l’Orient et l’Occident. Tout le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à ta postérité pour toujours.” “Debout !”, lui ordonne-t-il. Abraham “marche devant la Face de Dieu et est irréprochable”.
Abraham l’obéissant
Abraham, c’est notre “père dans la foi”, celui qui a obéi à Yahvé en quittant instantanément son pays, sa parenté et la maison de son père, n’emmenant que sa femme, son neveu, et ses biens personnels, pour partir en nomade vers une terre inconnue, vivant sous la tente, menant ses troupeaux.
Abraham, c’est l’obéissant, qui quitte tout pour suivre la voix qui l’appelle : “vocare” : appeler, d’où vient “vocation”.
Abraham, c’est aussi celui qui, toujours par obéissance à Yahvé-Dieu, accepte de sacrifier son fils unique, Isaac, le fils de sa vieillesse, en qui résidaient toutes les promesses de sa postérité : “Je ferai de toi un grand peuple, lui avait promis Dieu, je te bénirai et rendrai grand ton nom. Tu seras bénédiction… et en toi seront bénies toutes les familles de la terre”. “Prends ton fils, dit cependant Dieu, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai”. “Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac et se mit en route pour l’endroit que Dieu lui avait dit” . Ce lieu, où Abraham va dresser un autel pour y déposer son enfant et s’apprêter à l’immoler, est identifié – dans un symbole combien émouvant ! – avec la colline où s’élèvera, quelques siècles plus tard, le temple de Jérusalem, à quelques pas du Calvaire. Le II° Livre des Chroniques, 3, 1 nous dit : “Salomon commença alors la construction de la maison du Seigneur. C’était à Jérusalem, sur le mont Moriyya, là où son père David avait eu une vision.”
L’Ange de Yahvé retint le bras d’Abraham tenant le couteau au moment suprême, et Abraham offrit à la place un bélier en holocauste.
Cet épisode symbolise la soumission totale de l’homme prédestiné à la volonté de Dieu.
Abraham l’orant
Abraham, c’est celui qui prie Dieu, Yahvé, pour qui il élève un autel dès son arrivée dans le pays que Dieu lui a indiqué, puis un autre autel près de Béthel. Et là “il invoqua le nom de Yahvé”, nous précise la Genèse.
C’est donc l’orant, que son métier et ses occupations professionnelles n’empêchent pas de prier, de s’arrêter dans ses pèlerinages pour dresser des autels à Dieu, y offrir des sacrifices.
Ce sacrificateur n’hésite pas à verser le sang de son propre fils – image du Christ, obéissant à son Père jusqu’à la mort : Gen. ch. 22.
Abraham, c’est celui qui converse avec Dieu, comme doivent le faire tous les orants ; qui écoute sa parole ; qui le reçoit sous sa tente, lui ou ses envoyés : ch 18.
C’est celui qui “lève les yeux” : l’expression revient plusieurs fois : sur l’ordre de Dieu, d’abord, 13, 14 : “Lève les yeux et regarde de l’endroit où tu es, vers le Nord et le Midi, vers l’Orient et l’Occident. Tout le pays que tu vois, je le donnerai à toi et à postérité pour toujours” . – 15, 5 : “Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer”. Et il lui dit : “Telle sera ta postérité.” – L’homme de Dieu doit vivre avec les yeux tournés vers le ciel, “ad superna semper intenti”, comme le demande la Collecte de la Fête de l’Assomption. Cela rend plus réceptif pour déceler la Présence divine. C’est parce qu’Abraham lève les yeux vers le ciel qu’il peut reconnaître Dieu sur la terre : “Ad te levavi oculos in montes : Je lève les yeux vers les sommets, d’où me viendra le secours. Le secours me vient de Yahvé qui a fait le ciel et la terre”. Psaume 120.
Au ch. 18, 2 , c’est parce que Abraham “lève les yeux” qu’il voit venir les trois hommes, dans lesquels il reconnaît la présence de Dieu. Il court et se prosterne à terre : empressement et adoration. Comme toujours, Dieu a l’initiative, et l’homme doit réagir, répondre : il y a une marche de l’un vers l’autre.
Au moment du sacrifice d’Isaac, Abraham se dirige vers le Mont Moriyya et “le troisième jour, levant les yeux, il vit l’endroit de loin” , 22, 4. C’est l’émotion du pèlerin qui arrive à la future Jérusalem.
Abraham, c’est l’intercesseur auprès de Dieu, pour qu’il épargne les pervers habitants de Sodome et Gomorrhe, s’il s’y trouve seulement dix justes.
Que dire aussi de sa rencontre avec le personnage mystérieux qu’est Melchisédech (Gen. 14, 17) : “Melchisedech, roi de Salem, apporta du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu Très Haut. Il prononça cette bénédiction : ‘Béni soit Abram par le Dieu Très Haut qui créa ciel et terre, et béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains.’ Et Abram lui donna la dîme de tout.” Salem, comme des documents égyptiens l’ont prouvé, n’est autre que
Jérusalem, “ville de paix” ; et Melchisédech est une figure du Messie, Roi et Prêtre.
Abraham le Maître de maison hospitalier
Saint Benoît nous dit que tous les hôtes qui arrivent au monastère doivent être reçus comme si c’était le Seigneur en personne qui se présentait ; et il décrit tout un cérémonial pour les accueillir. Sans doute pensait-il au chapitre 18° de la Genèse : “Yahvé apparut à Moïse au Chêne de Mambré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour. Ayant levé les yeux, voici qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre et se prosterna à terre.” Puis il les invita à entrer chez lui et à se reposer, après avoir pris le repas qu’il leur fait servir. La Tradition a vu dans ces trois hommes, qu’Abraham appelle “Monseigneur” au singulier, la Trinité divine, que le peintre Andrej Roubljew a si puissamment représentée sous la forme de trois anges.
En remerciement de son hospitalité, l’hôte divin annonce à Abraham – ce que celui-ci avait espéré depuis tant d’années, mais sur quoi il ne comptait plus, car il était âgé et son épouse aussi : “Je reviendrai chez toi l’an prochain ; alors ta femme Sara aura un fils. (…) Il n’y a rien de trop merveilleux pour Dieu.”
Abraham le Pasteur
Abraham, c’est le pasteur qui prend soin de son troupeau : image du Christ. Combien de fois, dans la Genèse, est-il question des troupeaux ! Il en prend soin lui-même, les mène là où il y a “des prés d’herbe fraîche et les eaux du repos” dont parlera plus tard le roi David (psaume 22). Lorsque la sécheresse et la famine obligent l’éleveur de moutons à partir en Égypte, il s’enrichit grâce au Pharaon qui lui donne “du petit et du gros bétail, des ânes, des esclaves, des servantes, des ânesses, des chameaux” (remarquez l’ordre de l’énumération, qui n’est pas banal…), avec lesquels Abraham repart vers Béthel “à l’endroit de l’autel qu’il avait érigé précédemment”, nous précise de nouveau la Genèse, et là, de nouveau, “Abram invoqua le nom de Yahvé.”
Abraham dans le Nouveau Testament
Plus d’une fois, le nom d’Abraham revient dans l’Évangile, et d’abord dès le premier verset du premier chapitre du premier des Évangélistes, S. Matthieu : “Généalogie de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham » . C’est l’Évangile que nous entendons à Noël, où S. Matthieu nous énumère toute la lignée historique : “Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob” , etc., jusqu’à : “Jacob (un autre Jacob, évidemment) engendra Joseph, l’époux de Marie,
de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ” .
Abraham est ensuite nommé dès le chapitre premier de l’Évangile de S. Luc, dans le Magnificat de la Vierge Marie : “Le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses… Il s’est souvenu de sa miséricorde – ainsi qu’il l’avait promis à nos pères -, en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais » . Puis dans le chant du “Benedictus” de Zacharie, le père de S. JeanBaptiste : “Bénit soit le Seigneur, le Dieu d’Israël… Ainsi se souvient-il de son alliance sainte, du serment qu’il a juré à Abraham notre père, de nous accorder que, sans crainte, délivrés de la main de nos ennemis, nous le servions en sainteté et justice sous son regard, tout au long de nos jours”.
Le nom d’Abraham revient aussi sur les lèvres mêmes du Seigneur : par exemple dans l’histoire du riche et du pauvre Lazare, Luc, 16,22 : “Le pauvre mourut et fut emporté par les Anges dans le sein d’Abraham (ce qui atteste bien la sainteté d’Abraham qui se trouve auprès de Dieu). Le riche aussi mourut et on l’enterra. Dans le séjour des morts, en proie aux tourments, il leva les yeux et vit de loin Abraham et Lazare en son sein. Alors il s’écria : “Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis à la torture dans ces flammes.’ – ‘Mon enfant, répondit Abraham, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux …’ ”, et la suite que vous connaissez, par laquelle le Seigneur montre qu’Abraham est au Ciel, et donc un saint ; mais aussi qu’il y a un enfer, et que l’on ne peut passer de l’un à l’autre : la mort nous fixe dans un état qui durera l’éternité. Les saints sont auprès de Dieu pour toujours. Les damnés dans le domaine de Satan pour toujours.
Le nom d’Abraham revient donc sans cesse non seulement dans l’Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau Testament où je l’ai relevé plus de soixante dix fois ! Cela montre l’importance qu’avait ce grand pasteur nomade, père de notre foi, dans le cœur de ses descendants, directs ou indirects : nous en sommes tous. Abraham est un héros de la vie spirituelle par sa foi et son obéissance. Il symbolise le chrétien étranger sur la terre, qui marche,
sans s’arrêter ni se retourner, vers la patrie céleste.
N’oublions pas de remarquer que le nom d’Abraham est cité au canon romain de la Messe, au moment où le prêtre demande à Dieu d’agréer la victime parfaite, le pain sacré de la vie éternelle et le calice de l’éternel salut. “Sur ces offrandes, daignez jeter un regard favorable et bienveillant ; acceptez-les comme vous avez bien voulu accepter les présents de votre serviteur Abel le Juste, le sacrifice d’Abraham, le père de notre race, et celui de Melchisédech, votre souverain prêtre, offrande sainte, sacrifice sans tache.”
Abraham “mourut dans une vieillesse heureuse” et fut enterré auprès de son épouse Sara dont le nom signifie “Princesse” ou “Dame”, comme “Marie”, dans la Grotte de Makpéla, en face des Chênes de Mambré, où Dieu lui était apparu. Sur son tombeau s’élève maintenant – non pas une église, hélas ! – mais une des mosquées les plus vénérées. Il est au martyrologe romain et on le fête le 9 octobre.
Abbaye Notre-Dame de Randol
Textes annexes
Jean Danielou : Le mystère de l’Avent :
“La migration d’Abraham de Chaldée en Canaan, que nous pouvons situer dans la trame de l’histoire, est donc un événement d’une nature presque unique, qui n’a d’égal dans la totalité de l’histoire que la création du monde et l’incarnation du Christ. Il est en effet le commencement absolu de l’action de Dieu dans l’histoire, comme la création est le commencement de son action dans le cosmos, et l’incarnation le commencement du monde futur. Il inaugure l’Histoire Sainte. (…) Il est la première manifestation de l’action historique du Dieu vivant. C’est donc un ordre de réalité nouveau qui apparaît avec lui, et qui va remplir dix-neuf siècles. C’est là ce qui donne à ce départ d’Abraham son caractère unique.” cf. Sr Isabelle de la Source, “Lire la Bible avec les Pères”.
Épître de S. Paul aux Romains, 4, 18 : La foi d’Abraham :
“Espérant contre toute espérance, Abraham crut et devint ainsi père d’une multitude de peuples, selon qu’il fut dit : ‘Telle sera ta descendance”. C’est d’une foi sans défaillance qu’il considéra son corps déjà mort – il avait quelque cent ans – et le sein de Sara, mort également ; devant la promesse de Dieu, l’incrédulité ne le fit pas hésiter, mais sa foi l’emplit de puissance et il rendit gloire à Dieu, dans la persuasion que ce qu’il a une fois promis, Dieu est assez puissant pour l’accomplir. Voilà pourquoi ce lui fut compté comme justice.”
Épître aux Hébreux, 11, 8 : La foi exemplaire des ancêtres.
“Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait.
Par la foi il vint séjourner dans la Terre promise comme en un pays étranger, y vivant sous des tentes, ainsi qu’Isaac et Jacob, héritiers avec lui de la même promesse. C’est qu’il attendait la ville pourvue de fondations dont Dieu est l’architecte et le constructeur. Par la foi, Sara, elle aussi, reçut la vertu de concevoir, et cela en dépit de son âge avancé, parce qu’elle estima fidèle celui qui avait promis. (…)
C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’on vu et salué de loin, et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. Ceux qui parlent ainsi font voir clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie. Et s’ils avaient pensé à celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu la temps d’y retourner. Or, en fait, ils aspiraient à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville.
Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert son fils Isaac, et c’est son fils unique qu’il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses. ‘C’est par Isaac que tu auras une postérité portant ton nom’. Dieu, pensait-il, est capable même de ressusciter les morts ; c’est pour cela qu’il recouvra son fils, et ce fut un symbole.”