Mes Frères,
Le dernier jour du pèlerinage, Jésus se leva et s’avança vers la foule innombrable des pèlerins et Il leur cria à pleine voix : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive. Celui qui croit en moi, de son sein couleront des fleuves d’eau vive. » Jésus parlait du Saint-Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui. Cette eau vive, on l’a entendue couler tout au long de ce pèlerinage dans votre joie qui est manifeste malgré la fatigue, la pluie, et toutes les épreuves que vous connaissez.
C’est la joie chrétienne, une joie qui n’est pas de ce monde, qui jaillit de la croix et qui monte vers le ciel ; la joie chrétienne est, nous dit saint Ambroise, la sobre ébriété de l’Esprit :
– ébriété par la plénitude de vie spirituelle qui élève les âmes vers Dieu dans la foi, l’espérance et la charité
– et sobriété, car la joie de l’Esprit n’est pas une exaltation enthousiaste mais le fruit du sacrifice.
Saint Benoît a cultivé cette sobre ébriété de l’esprit. Il a pris toute la mesure de l’hostilité et du danger que représentait la décadence de la société romaine qui était en train de mourir dans un grand éclat de rire. Il a su établir un rempart à l’intérieur duquel il fut possible de vivre la véritable joie chrétienne, une petite cité chrétienne où enfin règne l’Évangile. Ce sont ces petites cités qui ont donné les racines chrétiennes à l’Europe, et qui ont fait de saint Benoît le patron de notre continent.
Et si vous vous penchiez à l’intérieur d’une clôture monastique, vous pourriez apercevoir le secret de cette joie qui a fécondé l’Europe d’esprit chrétien : vous verriez une croix, un livre et une charrue. Et, puisque la vie monastique constitue le cœur de la vie chrétienne, je me permets de vous les proposer comme points de référence et comme sources de joie, à vous tous qui êtes baptisés. Vous aussi, dans ces derniers bastions que sont les familles et les écoles, vous pouvez faire jaillir encore et toujours ces sources d’eau vive.
La première source de la joie chrétienne est la croix, la croix qui est au centre de nos autels et de nos églises. Elle nous rappelle la primauté absolue du culte divin sur toute autre activité humaine, elle est une protestation contre le matérialisme exacerbé de notre société qui finit par vider la vie de son sens. Au contraire, la liturgie donne à la vie tout son sens, le sens de la transcendance absolue de Dieu sur les créatures et sur les hommes. Et c’est pourquoi saint Benoît a voulu en régler tous les détails afin que Dieu soit glorifié en toutes choses. Mais chez saint Benoît la liturgie est surtout le grand moyen de parvenir à l¹union intime de l¹âme à Dieu et à la vie éternelle. C’est pour cela qu’il fait revenir inlassablement ses moines à l’oratoire. Saint Benoît a donné à la prière la meilleure part du temps, le meilleur moment de la journée : il n’a pas eu peur de « gaspiller » tout ce temps pour plaire à Dieu seul. N’ayez pas peur de prendre du temps pour la prière. Ne vous laissez pas voler le temps par le monde. Faites comme saint Benoît, établissez-vous une règle de vie. C’est la gloire de Dieu et la vie de vos âmes qui sont en jeu. Ne vous laissez pas rebuter par les difficultés. Mais que votre prière soit à la mesure de ce Dieu qui vous aime, qui est mort pour vous sur la croix, pour que vous puissiez vivre dans l’éternité en sa présence et dans l’amour. Mesurez votre prière à votre destinée éternelle qui est de devenir un alléluia vivant devant l’Éternel.
La deuxième source de joie que vous trouverez dans un monastère est le livre, le livre qui symbolise la culture. Saint Benoît a sauvé la culture antique et l’a développée en exigeant de ses moines qu’ils lisent plusieurs heures par jour : il a ainsi restauré le culte du savoir et l’amour de la vérité. Cela ne se pas fait sans peine ni sans travail, mais cela ne se fait pas non plus sans récompense et sans joie. Et aujourd’hui, c’est même devenu une question de vie ou de mort pour les âmes et pour la société. Car les esprits ont de plus en plus besoin de cette maturité que représente la culture pour ne pas être emportés par tous vents de doctrine qui soufflent en tempête. Mais il y a un enjeu bien plus terrible à plus ou moins longue échéance. C’est celui de la paix. La culture, en effet, est une condition indispensable pour que des hommes puissent vivre ensemble dans la paix. La société dans laquelle nous vivons est une culture de mort. C’est une culture qui véhicule en elle et qui distille dans les âmes son poison. Ce poison c’est l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et du plus faible, c’est la raison du plus fort. C’est pour cela que vous devez avoir dans vos familles, dans vos écoles, dans vos mouvements le culte du savoir et le culte de la vérité. Et il faut que vous ayez en plus le génie de promouvoir une véritable culture toute pénétrée de l’esprit chrétien. Lisez donc ! Prenez le livre et lisez ! Lisez la Sainte Écriture, l’Évangile, lisez les Pères de l’Église, saint Augustin, saint Grégoire le Grand et tous les autres ; connaissez l’histoire de votre pays, les poètes, les maîtres spirituels et les penseurs. Ce n’est que juchés sur les épaules de ces géants que nous a donnés la Providence que vous arriverez à vaincre le Prince de ce monde et sa culture de mort et établir la civilisation de l’amour.
La troisième source de joie qui coule dans un monastère est la charrue par laquelle les bénédictins ont défriché les terres incultes pour en faire des jardins fertiles. Cela signifie que par un certain travail, par le sens du devoir et de la responsabilité, nous pouvons changer le monde. Le signe le plus inquiétant de la décadence est la perte de l’espérance et du sens du bien commun. N’ayez pas peur de vous engager tout entiers et de vous donner totalement au Christ et à son Église. Il vous demandera des renoncements et bien des fatigues. Mais ce n’est qu’en perdant votre âme de façon désintéressée que vous pourrez la trouver. L’homme est fait pour la charrue, il est fait pour se consacrer et travailler à une cause qui le dépasse. Dom Gérard disait dans Demain la Chrétienté que pour mettre au jour un pan de chrétienté il faut le regard de Dieu et des siècles d’efforts et de vertus naturelles. Soyez pleins d’espérance, mettez la main à la charrue.
Et pour finir je voudrais vous donner un exemple : celui d’un homme joyeux, très joyeux de cette sobre ébriété de l’Esprit et qui vit de la croix, du livre et de la charrue. Il s’appelle Benoît XVI : on l’a présenté comme un homme autoritaire et froid. La vérité est qu’il est le serviteur de la joie. Nous connaissons son amour pour la grande liturgie, sa culture immense et son ardeur au travail. Avec ces trois instruments, il s’est mis au service de la joie, la joie véritable du monde et la joie de Dieu. Dans sa première homélie, place Saint-Pierre, il nous a rappelé que nous sommes le fruit de la pensée de Dieu et qu’il n’y a rien de plus beau que de se laisser rejoindre par le Christ. Et qu’il n’y a rien de plus beau que de connaître et de communiquer aux autres l’amitié avec lui. Il nous a rappelé que c’est une tâche ardue et pénible, mais belle et grande parce qu’en définitive elle est un service rendu à la joie, à la joie de Dieu qui veut faire son entrée dans le monde.