…faite le 8 décembre 1994
QU’EST-CE QUE LA FAMILLE ?
Remarquons tout d’abord que le mot famille vient de famulus (serviteur), famulari (servir). La famille est soumise à la grande loi de l’échange : honore tes père et mère (qui t’ont donné la vie) afín que toi-même à ton tour, tu puisses vivre et donner la vie : comment donner ce que l’on n’a pas ? Tel est l’admirable échange, telle est la loi divine.
LA FAMILLE ET SON ENRACINEMENT
La famille n’est pas née d’une idée humaine, elle est une institution naturelle, divinement constituée, inscrite dans la pensée de Dieu, qui s’identifie avec l’essence même de l’homme, non seulement parce que l’homme est le fruit d’une alliance parentale, qui implique communauté, mais parce que cet homme ne peut se développer et s’achever que dans et par la famille. Toutes les affreuses prétentions modernes au sujet des lois génétiques viennent soit d’une ignorance de la loi naturelle, soit d’une révolte de l’homme contre la loi naturelle.
Qu’est-ce que la loi naturelle ? Elle est la structure même de l’être telle qu’elle a été conçue par le Créateur, jusqu’à la fin des temps. L’enveloppe familiale est si nécessaire à l’homme, que les enfants-loups découverts à la fin du siècle dernier n’ont pas pu survivre. Recueillis et allaités par une louve, ces enfants ont été trouvés incapables de se dresser verticalement et de parler.
Or, la première enveloppe protectrice, avant même la cité, c’est la famille. N’importe quel sociologue vous dira que 80 % des jeunes délinquants que la police appréhende et jette en prison sont nés de familles désunies, monoparentales ou de parents divorcés. Ce sont les enfants-loups de la société moderne : sauf miracle, ils sont incivilisables.
Le grand péché moderne (divorce, couples homosexuels, contrôle des naissances et manipulations génétiques) est une action suicidaire, non pas seulement parce qu’elle affaiblit le taux des naissances, mais parce qu’elle se heurte à la pensée divine. Elle brise le plan de Dieu, ou plutôt, elle se brise elle-même à la Toute-Puissance divine et porte en elle sa déchéance et son propre châtiment.
L’inverse se vérifie également, vous l’avez sans doute remarqué : quand un jeune homme dévoyé se marie et qu’il fonde un foyer, il est fréquent qu’il se redresse. Même moralement. Que s’est-il passé ? Tout simplement, il s’est remis en règle avec la grande, l’immuable loi divine. Il s’est réconcilié avec lui-même, avec la société, avec la grande loi de la création. Une famille heureuse, fut-elle musulmane ou bouddhiste, est un hymne à la louange de la loi naturelle.
L’enracinement de la famille, c’est aussi un enracinement dans la bonne terre nourricière, battue par les vents et la pluie, la portion de terre qui s’appelle le village, la province, la nation ; car si la famille est une cellule essentielle de la société, elle n’est pas une société complète. Elle doit s’achever dans la petite et la grande patries qui lui donneront sa religion, sa langue, son métier, sa culture, et ce faisceau de coutumes et de tradition dans lequel l’homme est en mesure de puiser un supplément d’être. Et si nous aimons ces choses si humbles et si temporelles, c’est parce qu’elles véhiculent à leur manière les plus hautes réalités de l’esprit. C’est pourquoi le rôle des grands- parents est si nécessaire : ils offrent une continuité, une mémoire. Il est rassurant d’avoir un passé. Les être déracinés, ignorant leur passé, ne peuvent extrapoler l’avenir. C’est une des causes de l’angoisse moderne. C’est aussi le drame de ces bébés éprouvette dont on sait maintenant qu’ils n’ont de cesse de retrouver leur ascendance que la loi impose d’effacer dès la conception.
LA STRUCTURE INTERNE DE LA FAMILLE
Disons-le tout de suite, c’est l’autorité paternelle qui est le fondement et la clé de voûte de la structure familiale. Nous nous scandalisons parce que sous l’Empire romain, le paterfamilias avait droit de vie et de mort sur ses enfants, et comme un prêtre il offrait aux dieux le sacrifice de sa famille. Mais cette puissance du père, quoi qu’il en soit de ses modalités et du changement des moeurs, et quoi qu’il en soit des excès de l’autorité parentale, cette puissance est nécessaire, elle est bonne, elle découle de la loi naturelle ; c’est l’absence du père qui est dramatique. C’est la structure même de la Sainte Famille. Permettez-moi une anecdote. Un religieux, artiste-peintre, me montrait un jour une de ses oeuvres. C’était une commande de peinture murale pour une paroisse ouvrière. L’auteur avait représenté le groupe de la Sainte Famille de Nazareth où figuraient le Christ apprenti charpentier, saint Joseph et la Mère de Dieu. La composition d’ensemble figurait dans une sorte de triangle, la pointe dirigée vers en haut. Au sommet figurait… qui ? L’Homme-Dieu Jésus ?… Non. Il y avait saint Joseph, chef de la Sainte Famille. Tel est l’ordre voulu de Dieu. C’est à saint Joseph que l’ange apparaît en songe : « Ne crains pas de prendre Marie pour épouse… « . « Prends l’enfant et sa mère, et va en Egypte ». On touche là du doigt la différence essentielle entre les grandeurs de hiérarchie et les grandeurs de sainteté : Jésus et Marie sont plus élevés en sainteté que Joseph, mais c’est au charpentier Joseph qu’ils obéissent.
Vous me demanderez peut-être comment cette autorité peut s’exercer aujourd’hui où l’on parle tellement du droit individuel ? Je citerai le témoignage d’un Père abbé allemand qui a gouverné sagement son monastère pendant des années dans l’esprit de la règle de saint Benoît. On lui avait demandé quelle était la place des droits de l’homme dans un monastère bénédictin. Il répondit :
"La Sainte Règle décrit avec tant de justesse et d'exactitude la somme des devoirs que chacun doit accomplir dans l'ensemble du monastère, depuis le Père abbé jusqu'au dernier des frères, que tous sont en mesure de jouir alors paisiblement de leurs droits".
Nous avons évoqué la Sainte Règle. C’est là, avec l’autorité paternelle, le second pilier de l’ordre familial. Toute communauté implique un ordre de hiérarchie et de dépendance établi par une règle. Dans la ligne de la loi naturelle (rappelons que la loi naturelle, c’est la loi divine inscrite dans les coeurs et stipulée au-dehors par le décalogue), il y a place dans la famille pour les règles internes de la prière, de la politesse, du respect, de la bienséance, de l’obéissance aux parents, aux coutumes, aux devoirs d’état. Le mot règle ne semble guère apprécié aujourd’hui. Mais écoutons Gustave Thibon : « Tu méprises les règles, les traditions et les dogmes. Tu ne veux imposer aucun cadre doctrinal à ton enfant, à ton disciple. Fort bien. Tu leur verses à boire un vin précieux, tu oublies seulement de les munir d’une coupe. Qu’est-ce que le vin sans la coupe ? Il ruisselle en vain sur le sol, et voilà, à terre, il produit la pire boue » (L’Echelle de Jacob).
Prenons, par exemple, les règles du respect. On a tendance à ne voir, dans l’obligation du respect d’autrui, qu’une convention sociale. On nous dit que le respect est contraire à l’amour, ou, du moins qu’il gêne, qu’il entrave l’amour. Mais respect vient de respicere : regarder. Si je ne regarde pas mon prochain, si je ne le considère pas, si je ne lui reconnais pas une place, un statut, c’est alors qu’il va devenir pour moi comme un objet. N’est-ce pas là le contraire même de l’amour ?
Reprenons ces trois éléments qui structurent la famille de l’intérieur : l’autorité paternelle, le sens de la règle, le respect mutuel. Ces trois éléments en appellent un quatrième, situé au zénith des vertus domestiques, c’est la piété filiale. Elle ajoute au respect envers l’autorité une touche de douceur affectueuse. De ce sommet, tout redescend en grâces sur les membres de la famille. La piété filiale n’est pas une vertu ecclésiastique, c’est une vertu de civilisation. Une vertu virile, antique et temporelle, civique et religieuse, grecque et romaine, par laquelle, nous dit Aristote, l’homme rend un culte aux dieux, aux parents et à la patrie. La piété filiale ressortit à la loi naturelle. Elle est l’amour du fils reconnaissant, qui doit tout à son père, consolidant ainsi le pacte d’union entre celui qui donne la vie et celui qui la reçoit, avant de la prolonger à son tour dans ses propres enfants. Au-delà de toute querelle, de toute opposition, elle est le ciment de la vie familiale. Même la discipline en vigueur dans les ordres religieux ne la détruit pas. Quelquefois, elle lui rend hommage et s’incline : par exemple, l’Eglise permettant à une religieuse de quitter son couvent pour se mettre au service de sa mère malade.
Qu’il me soit permis maintenant de souligner trois vertus communautaires qui doivent fleurir dans nos foyers. D’abord, la charité. La famille forme une communauté : cum-unitas unir avec. L’union et la paix sont des fruits de la charité. Cette charité communautaire repose sur une trilogie à laquelle on reviendra sans cesse : se dévouer, se supporter, se pardonner.
Deuxièmement, la patience. C’est la vertu des maîtres et des éducateurs. Il y a un ars educandi : l’art d’éduquer. Voyez comment est formé ce mot éduquer : e-ducere, faire sortir. Educere gladium signifiait : tirer l’épée du fourreau. Il s’agit de tirer d’un enfant les virtualités qui s’y cachent : intelligence, volonté et sens religieux. Cela demande beaucoup d’amour et de patience. Saint François de Sales disait :
Savoir écouter, tâcher de comprendre, deviner les peines, les blocages, la raison d’une agressivité. En communauté, il faut être intransigeant sur les principes, et maternel quant aux applications. Et Madame Schwetchine, à l’encontre de ceux qui veulent à tout prix, fut-ce au prix d’une injustice, briser la pensée de leur interlocuteur, disait :
« C’est en entrant dans la pensée des autres qu’on la réconcilie avec la sienne ».
Enfin, la famille doit être protégée par les remparts d‘une attentive vigilance afin d’en interdire l’entrée aux fumées de Satan, et ouverte à la germination des valeurs humaines. On a très peur aujourd’hui de constituer des ghettos. Il ne faut pas, nous dit-on, que la famille enferme les enfants dans un monde clos.
Sans doute, mais un nid d’hirondelles comporte bien une petite clôture pour prévenir les chutes hors du nid : tandis qu’il reste ouvert en direction du ciel pour protéger et favoriser la croissance des ailes, nous dirait Thibon. La meilleure famille sera celle qui protège l’oisillon fragile de l’enfance, sans omettre de lui apprendre à déployer ses ailes.
En résumé, nous dirons qu’il existe une- religion de la famille. Une famille, même la plus modeste, la plus tiède au plan religieux, fût-elle non baptisée, est sans le savoir un signe sacré de l’alliance de Dieu avec les hommes. En revanche, si les époux sont baptisés et si leur mariage est sacramentel, alors cette union franchit un seuil de valeur : elle devient un signe efficace de la charité surnaturelle. Or, un signe est efficace lorsqu’il réalise ce qu’il signifie. Ceci nous amène à parler du dépassement de la famille.
LA FAMILLE ET SON DESTIN SURNATUREL
Qui dit dépassement dit sainteté. Sous l’influence de la grâce, la famille devient non seulement une institution sacrée, mais une école de sanctification. Sa vocation est une vocation à la prière. Elle est faite pour la prière, comme l’Eglise dont elle est l’image. Elle est une Eglise en réduction, une portion d’Eglise destinée à refléter l’amour du Christ, à le chanter, à le propager. C’est pourquoi la prière en famille est de toute nécessité, non seulement pour que la famille et ses membres soient protégés contre les chutes et contre les effondrements si fréquents aujourd’hui, mais bien par vocation et par essence. Comme l’Eglise qui est « société de la louange divine » (Dom Guéranger), la famille, elle aussi, doit tendre à la sainteté et à la louange de Dieu : « Quoi que vous fassiez, soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu »… » Epoux, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise » (saint Paul), c’est-à-dire d’un amour de charité surnaturelle qui provoque les enfants à l’admiration et à l’action de grâces. C’est dans cette perspective que le père présidera la prière du soir comme représentant du Christ. C’est dans cette perspective vraiment chrétienne que les vocations pourront fleurir, devinées bien souvent par la mère de famille. Ne dit-on pas que la vocation des enfants passe par le coeur de leur mère ?
Familles chrétiennes, restez vigilantes ! Le naturalisme vous guette. Je ne parle pas des turpitudes d’un matérialisme abject que vous repoussez… mais, avouez-le, la tentation de cette petite communauté familiale que vous constituez, si douce, si attachante, ne serait-elle pas de trop sacrifier au bonheur ? N’y a-t-il pas une peur lancinante du sacrifice, une peur de la pauvreté, une tentation de déserter la voie royale de la Croix ? Eh, me direz-vous, peut-on faire grief à des parents de chercher le bonheur de leurs enfants ? C’est si bon, le bonheur ! Quoi de plus délicieux qu’une maison où la mère souriante est entourée de ses enfants heureux et en bonne santé, telle que l’ont chantée les poètes ?
« Et le bonheur entourait cette maison tranquille Comme une eau bleue entoure exactement une île… « (Francis Jammes, Les Géorgiques chrétiennes)
Oui, nous aimons l’évocation du bonheur. Mais dès que l’on a posé un pied dans le surnaturel, on rencontre le sacrifice.
Il y a grande différence entre le religieux et le surnaturel. La frontière, c’est le sacrifice. L’ordre religieux appartient à la nature, il comporte les actes partant de l’homme pour honorer Dieu : toute prière est un acte religieux. Mais l’ordre surnaturel, c’est la vie même de Dieu qui descend dans les âmes. C’est l’invitation à imiter Jésus-Christ, à vivre de sa vie, à porter la croix.
Quand saint Louis change sa couronne de roi par la couronne d’épines, quand le monarque, heureux époux de Marguerite de Provence, à laquelle il donne treize enfants, décide de partir à la croisade, répondant à un appel secret qui a retenti dans son âme, alors on se trouve devant un ordre qui nous dépasse, on entre dans une joie austère qui est tissée de souffrance, la joie de ceux qui prennent au sérieux la voie royale de la croix.
Il faut accepter de tourner le dos à l’égoïsme et à la cupidité du monde, au prestige de l’argent, au feu des passions. Il faut renoncer aux étourdissements et aux plaisirs du monde, à son faux optimisme, à son avidité pour les jouissances terrestres. Les familles doivent aimer la pauvreté alors que le monde dit : enrichissez-vous. Elles doivent aimer le sacrifice alors que le monde ne pense qu’à la jouissance. Elles doivent aimer l’effort alors que le monde cherche la facilité. Elles doivent chercher le recueillement de la prière alors que le monde leur propose l’évasion. Bref, être dans le monde sans être du monde. C’est le chemin montant que nous ont tracé les chrétientés de jadis, mais elles ont fait l’Europe. Et c’est parce que ces vrais chrétiens travaillaient dans l’espérance du Ciel qu’ils ont réussi à faire de la terre un lieu qui soit à peu près habitable, où par la douceur des moeurs chrétiennes se devinent comme en transparence les joies de l’éternité. Vous me direz : mais comment faire ? Est-ce possible dans ce monde en folie, livré à tous les poisons, à tous les mensonges qui frappent nos yeux et nos oreilles ? Est-il possible d’imiter les saints ? Je répondrai pas une adresse aux communautés chrétiennes que j’emprunte à un saint religieux qui fut notre grand ami, le Père Roger-Thomas Calmel, et ce sera notre conclusion :
"Sous l'égide de la Vierge qui écrase le dragon, les chrétiens qui prient véritablement et qui s'aiment dans le Christ se donneront la main, comme des frères, par- dessus les flots déchaînés d'un monde qui a renié Dieu et qui est en train de détruire l'homme. Unis par la prière et l'amitié, aussi contrecarrés soient-ils par la pression générale, ils arriveront à maintenir ou à reconstituer une sorte de milieu temporel vraiment civilisé, suffisant pour permettre aux âmes de bonne volonté de ne pas aller à la dérive et se perdre sans retour, mais de rester fermes et vivantes, de poursuivre leur chant intérieur, de célébrer sans cesse l'amour et la beauté de Dieu à travers les épreuves de l'exil".