Elle résonnait sur le parvis de Notre-Dame de Chartres ou au pied du Sacré-Cœur de Montmartre. Elle présidait aux manifestations derrière le Louvre et devant les églises pour qu’on les lui ouvre. Cette voix de stentor qui enthousiasmait les fidèles traditionalistes dans les années 1980, c’était celle de l’abbé Paul Aulagnier. « Rendez-nous la messe ! Rendez-nous la messe de toujours ! » s’écriait-il. Cette voix représentait un peu celle des catholiques de France, errant sans feu ni lieu, cherchant des pasteurs leur montrant la route du Ciel, réclamant la manne de la foi dans le désert conciliaire. À la fin des années 1960, elle a interpellé de façon tellement convaincante Mgr Marcel Lefebvre que ce dernier s’est résolu, à l’âge de la retraite, à fonder des maisons pour sauver la messe et le sacerdoce catholique. Ce dernier entendit, à travers la fougue de cet étudiant du séminaire français de Rome un véritable appel qui correspondait à ses intuitions, à ce qu’il avait pressenti alors qu’il était encore archevêque de Dakar. Cette voix de l’abbé Aulagnier, tantôt paisible, au moment de la prière qu’il récitait au pèlerinage de sainte Thérèse, tantôt tonitruante lorsqu’il battait le pavé en l’honneur de sainte Jeanne d’Arc, s’est éteinte ce 6 mai 2021, au cœur de cette terre de France qu’il a tant aimée et tant sillonnée.
Revenons quelques années en arrière. Nous sommes à l’automne 1977. Le téléphone sonne au prieuré du Pointet, dans l’Allier, et Mgr Lefebvre appelle l’aîné de ses prêtres pour l’interroger. Que faut-il faire ? Comme l’année précédente, où il l’avait consulté pour savoir s’il fallait continuer la Fraternité malgré les injonctions de Rome, il compte sur l’ardeur de ce jeune auvergnat pour scruter les desseins de la Providence. Cette fois, c’est tout le séminaire d’Écône qui est en ébullition et les professeurs songent sérieusement à éloigner définitivement le fondateur, alors conspué pour sa prétendue rigidité. « Renvoyez-les tous ! » lui suggère sans hésiter l’abbé Aulagnier et, le lendemain, Mgr Lefebvre remercie tout le corps professoral. Avec une telle décision, il doit reconstituer en quelques semaines toute l’équipe d’enseignants. Il sait alors qu’il peut compter sur le moral inoxydable du doyen des prêtres de la Fraternité.
Il a tout fait
Pourtant, n’allons pas imaginer que l’archevêque eût été utilisé par un noyau dur. Maniant un gouvernement indépendant, il demeurait secret, se méfiait des avis imposés, mais il prenait soin de consulter sereinement. Et les idées de l’abbé Aulagnier étaient assurément celles qu’il suivait aux heures les plus graves. Celui qui fut le premier ordonné au sein de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, admirait profondément le vénérable prélat. Même, au soir de sa vie, il aurait voyagé jusqu’à l’autre bout du monde pour défendre sa mémoire. De son côté, Mgr Lefebvre se sentait certainement ragaillardi et encouragé par la témérité, l’enthousiasme, parfois l’audace, de ce jeune prêtre plein d’élan, dont le zèle apostolique ne paraissait jamais s’amoindrir. L’un et l’autre disposaient de caractères bien différents mais tous deux, en véritables bâtisseurs, formaient un tandem à la productivité inouïe.
Nommé à l’âge de trente-trois ans à la tête du district de France, l’abbé Aulagnier établit pendant deux décennies des centaines de fondations. Il acheta des écoles. Il obtint des églises. Il monta des pèlerinages. Il lança des revues. Il soutint des associations. L’impressionnante œuvre pour laquelle Mgr Lefebvre lui accorda une véritable carte blanche constitua dès lors l’essentiel du maillage traditionaliste dans le pays, qui fut ensuite imité à travers le monde, par de multiples initiatives.
De tous ceux qui se sont engagés au sein de la Fraternité, l’abbé Aulagnier était certainement un de ceux que le prélat connaissait depuis le plus longtemps car il l’avait rencontré à Rome, à Santa Chiara, dès 1964. Et ce dernier assista aux moments-clés de l’histoire de l’œuvre. Il accompagnait déjà Mgr Lefebvre à Fribourg, lorsque les universitaires l’encouragèrent à fonder une maison de formation sacerdotale en 1969. Il n’était encore question ni d’Écône, ni de Fraternité. Quand les envoyés romains vinrent inspecter le séminaire cinq ans plus tard, il recueillit les confidences de l’archevêque. En 1976, comme sous-directeur, il l’exhorta à ne pas se laisser intimider par les premières interdictions du Saint-Siège et à poursuivre l’œuvre. L’année suivante, il joua un rôle évident pour relancer le séminaire. Lors de la réunion tenue au Pointet, le 31 mai 1988, quand toutes les voix prêchaient la prudence, l’abbé Aulagnier fut le premier à se lever pour demander à Mgr Lefebvre de procéder aux consécrations épiscopales. N’oublions pas non plus les grandes réunions dont il fut le maître d’œuvre : les jubilés sacerdotaux de l’archevêque, à la porte de Versailles en 1979, et au Bourget, en 1989, qui réunirent des dizaines de milliers de personnes.
« C’est l’amour de la messe qui m’a sauvé »
Sans doute le battant abbé avait-il mangé son pain blanc au cours de toutes ces années car la disparition, survenue le 25 mars 1991, du fondateur de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, marqua pour lui une forme de désenchantement. L’alchimie obtenue par la conjonction entre sa fougue entraînante et la douce détermination de l’ancien missionnaire avait, semble-t-il, vécu, et ce changement de paradigme ne permit pas au bouillonnant prêtre de retrouver un équilibre auprès de ses nouveaux jeunes supérieurs qui devaient faire au mieux pour poursuivre l’œuvre. Considérant que ses intuitions l’avaient jadis conduit à suggérer la poursuite de la Fraternité en 1976, l’éviction des professeurs d’Écône en 1977, les consécrations épiscopales en 1988, il réclama énergiquement, à partir de 2000, la régularisation de sa famille religieuse, soulignant l’évolution des temps et le risque progressif d’enlisement. Pour lui, après les années de conquête, il ne fallait pas que la durée ne finisse par transformer tous ces combats en un confortable entre-soi. Afin de corroborer sa pensée, il s’appuyait en particulier sur le projet d’administration apostolique que Mgr Lefebvre avait lui-même proposé au Saint-Siège à l’automne 1987. En interne, un tel avis était encore isolé et sa discordance publique entraîna son éviction, très douloureusement vécue. Elle provoqua une situation incongrue qui consistait à voir s’éloigner de la Fraternité l’une des rares figures qui l’incarnaient historiquement.
À l’évidence, l’abbé Aulagnier songea à cette époque à la terrible solitude que l’archevêque avait vécue, lorsqu’il fut acculé à prendre ses distances à l’égard de sa congrégation des Pères du Saint-Esprit en 1968. Sa vie apostolique avait également été trépidante et il se retrouvait, du jour au lendemain, sans occupation, ne sachant où il allait déposer sa simple valise. Le risque était grand pour l’abbé de perdre de vue les principes qui avaient guidé ses combats et de justifier certaines décisions par des mobiles affectifs parés de vêtements doctrinaux. Or sa foi fervente lui a manifestement évité ce genre d’écueil. « C’est l’amour de la messe qui m’a sauvé depuis mon renvoi de la FSSPX, nous écrivait-il. Heureusement que j’ai eu la messe. Elle m’a permis de garder l’espérance et la joie de vivre. En elle, j’ai nourri ma “solitude”. Voilà ce que je veux laisser dans mon testament ». D’ailleurs, ses principes ne varièrent pas d’un iota. Quand il commençait à aborder la question du Concile ou celle de la nouvelle messe, son regard s’animait. Et même, lorsqu’il nous entretenait de l’œuvre pour laquelle il avait été ordonné, il le faisait toujours avec un grand respect, sans omettre l’adjectif auquel il tenait tant, de « la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». Dans les discussions, il était assez remarquable de constater que lorsque nous abordions la question des pourparlers entre le Saint-Siège et Mgr Bernard Fellay, il parlait systématiquement de « nos relations avec Rome » ou encore de « nos supérieurs ». Dans son esprit, il était toujours un fils d’Écône. Il continua à déployer son infatigable énergie en faveur des âmes, à Rolleboise et à Thiviers, de la formation des futurs prêtres de l’Institut du Bon-Pasteur à Courtalain, mais son cœur battait toujours à Écône ou à Suresnes où il avait si magnifiquement œuvré.
L’unité des combattants de la Tradition
Sans doute notre époque est-elle propice pour oublier le passé et réécrire l’histoire. L’abbé Aulagnier en était lui-même bien conscient et il ne manqua jamais de publier les mérites de son mentor. Aussi, quelles que furent les incompréhensions et blessures du passé, paraît-il difficile pour l’âme chrétienne de faire œuvre d’ingratitude et de ne pas exprimer la reconnaissance de toute une génération pour ce géant de la Tradition. Combien d’églises, de prieurés, d’écoles dont les fidèles attachés au missel traditionnel foulent les seuils quotidiennement, ont été achetés, restaurés, bénits, par cette emblématique figure ? Quel aurait été le sort du monde traditionnel si le moral sans faille de l’abbé Aulagnier n’avait pas aidé Mgr Lefebvre à confirmer ses décisions inspirées ?
Parmi les disciples du célèbre archevêque, il est d’usage de relayer l’une de ses citations, consistant à dire qu’il ne cherchait plus à reprendre contact avec ceux qui avaient quitté son œuvre. Sans conteste, il était bien l’auteur de cette phrase. Mais, aussi confortable puisse-telle paraître pour ne pas s’encombrer de cas de conscience, résume-t-elle inébranlablement toute sa pensée et son attitude ? Rien n’est moins sûr. Après avoir lu cet article, on comprend qu’en 1977 Écône a vécu sa crise majeure et quel rôle l’abbé Aulagnier y a joué. À l’époque, le chanoine Berthod, qui dirigeait le séminaire, était parti avec fracas, avec une cohorte de professeurs révoltés, tandis que les prises de position doctrinales proférées ici ou là avaient causé quelques dégâts. Le moment ne voulait-il pas que l’on tirât définitivement un trait sur ces compagnons encombrants ? Et pourtant, quelques années plus tard, le vieux chanoine avait discrètement paru aux ordinations du 29 juin. Ému d’une telle visite, Mgr Lefebvre avait accueilli avec joie l’ancien supérieur et l’avait placé, comme dans le récit évangélique, à sa droite au repas, sans se perdre dans de profondes discussions. Quelques années auparavant, il réclamait dans ses écrits le retour à cette unité des combattants de la Tradition, « étant donné les années qu’ils ont passées dans cette maison et les liens qui les unissaient à la Fraternité ». Nous nous plaisons à imaginer Mgr Lefebvre, incarnant parfaitement l’unité des vertus théologales, accueillant là-haut avec joie son disciple Paul Aulagnier, sans cesse animé par sa devise épiscopale qui l’a quotidiennement guidé au cours de ses missions et de ses fondations :