La vie de saint Bernard prend place dans un siècle qui déborde de vitalité profane et spirituelle et manifeste une renaissance sans pareil depuis la chute de l’Empire romain (476) : transformations économiques et sociales, apparition du français dans les chansons de gestes, naissance de l’art ogival. Les édifices monastiques, comme autant de seuils qui mènent à la Jérusalem céleste, jaillissent dans tout l’Occident. Personnalité hors du commun, saint Bernard va transformer son temps par son « art d’aimer » : lui qui avait choisi la solitude et le cloître va être un homme d’action et un prédicateur inlassable, impliqué dans toutes les causes de son époque.
Une vie…
Bernard de Fontaine naît en 1090 de parents riches, Tescelin et Aleth (celle-ci sera portée sur les autels et deviendra bienheureuse Aleth), à Fontaines-lès-Dijon. Il reçoit une excellente éducation, sans doute suivant le cycle classique du trivium et du quadrivium. D’une gravité précoce, méditatif, il recherche volontiers la solitude au milieu des jeux de ses camarades et scrute l’Écriture. Il a environ 20 ans lorsqu’il perd sa mère. Se pose alors la question de son avenir : entrer dans la carrière des armes, se marier ? Son seul attrait : l’amour de Dieu et l’amour des sciences. Il hésite. Dieu l’emporte. Il se fera moine.
En 1112, ce jeune homme aux yeux bleus, à la barbe légèrement rousse et d’une taille un peu plus élevée que la moyenne se présente au monastère de Cîteaux. « Bernarde, ad quid venisti ? » (Bernard, que viens-tu faire ici ?) : à cette question rituelle posée au novice cistercien, Bernard répond :
Chercher Dieu, devenir humble et obéissant, rejeter sa « volonté » propre pour posséder la volonté commune.
Cîteaux est alors une toute jeune fondation (1098), due au bienheureux Robert de Molesmes qui souhaitait revenir à une austérité plus grande et à une fidélité plus absolue à la règle de saint Benoît. Il adopte la robe blanche pour ses moines. C’est donc une communauté qui a souhaité retrouver une discipline exigeante et la pureté primitive de l’ordre bénédictin qui attire Bernard. A la suite de tous les grands réformateurs, il fonde sa démarche sur le renoncement à toutes sortes de facilités qui ont affaibli la vitalité d’autres abbayes devenues trop riches.
Bernard ne rentre pas seul : son oncle, quatre de ses frères (son jeune frère et son père le rejoindront plus tard) et 25 compagnons. À peine trois ans plus tard, alors qu’il n’est pas encore prêtre, il est envoyé à Clairvaux dont il devient abbé et le restera 38 ans durant, jusqu’à sa mort. Très vite les vocations affluent : en 1118, il fonde sa première « fille », Trois-Fontaines ; en 1119, Fontenay. Les fondations vont se succéder ensuite au rythme d’une tous les deux ans. A sa mort, il est le père de 70 communautés, sans compter celles qu’il a affiliées à l’Ordre, soit plus de 164 ! L’Occident s’est couvert du blanc manteau de Cîteaux : de l’Irlande à la Suède, du Portugal à l’Allemagne. L’élan se ralentira par la suite puisqu’une douzaine de maisons seulement s’ouvriront en un siècle.
…Richement dotée par la nature et sublimée par la grâce…
Bernard est un caractère entier. D’une extrême vitalité et d’une intelligence avide, il possède un sens aigu de l’observation, une vive imagination, un cœur ardent qui lui donne une générosité dans la charité, mais peut le conduire à s’emporter dans la polémique et à être véhément, parfois dur. Il n’est pas exempt de souffrances ; souvent accablé et épuisé, il supporte de nombreux maux physiques qui ne le ralentissent cependant pas dans son oeuvre: inlassablement il travaille, il voyage, il fonde.
Ecrivain : c’est un écrivain né, des vers de sa jeunesse jusqu’aux lettres qu’il dicte sur son lit de mourant ; son style est coloré, vif, tantôt viril et percutant, tantôt maternel et plein de sensibilité ; il exhorte, menace, supplie et souvent obtient, avec un incomparable art de convaincre.
Poète : il célèbre la nature, source intarissable d’inspiration car reflet de Dieu ; la Bible est son école où il apprend l’admiration de la création et découvre l’ordre originel qui doit être restauré.
Artiste : il a besoin de beauté mais simple et pure comme Dieu, et promeut à Cîteaux un art pour favoriser le recueillement ; il est à l’origine d’un plan de monastère qui se répand dans toute l’Europe : bâtiments conventuels vastes, église au large transept sans clocher, chapiteaux au simple feuillage dépouillé de personnages, vitraux monochromes qui laissent passer la lumière ; il fait aussi décorer de nombreux manuscrits.
Musicien : si l’on n’a pas la preuve qu’il ait écrit des pièces, il aime le chant liturgique et croit aux effets de la mélodie sur le cœur et l’intelligence ; son style littéraire, lui-même, est une musique par ses jeux de mots, de sons, ses allitérations, ses rimes.
Homme de la Bible : il a une connaissance précise et profonde des Écritures qu’il cite la plupart du temps, non à partir du texte lui-même, mais à travers la liturgie et les Pères de l’Église. Son thème privilégié : la concorde des deux testaments, pour montrer que tout aboutit au Christ et à l’Esprit qu’il répand dans l’Église.
Docteur de l’Église : ses écrits lui valent non seulement le titre de docteur de l’Église, mais d’être considéré comme le dernier Père de l’Église.
N’oublions pas l’ami : l’amitié a joué un grand rôle dans sa vie ; il l’a célébrée par des formules ardentes et tendres.
…Où se mêlent action…
Saint Bernard est si impliqué dans la vie politique et religieuse de son temps qu’il apparaît comme « l’arbitre de la chrétienté ».
Les conflits doctrinaux : Il est de tous les combats :
– contre le philosophe Abélard (1139-1140) qui, en se fondant par trop sur le recours à la raison, mésestime la foi et les mystères ; saint Bernard réussit à le faire condamner ;
– contre les Cathares qui sévissent dans le Sud (1145).
Le conseil aux laïcs et aux ecclésiastiques : il s’occupe autant des uns que des autres car « en tout lieu on est au service d’un même Seigneur, on milite sous un même Roi : la même grâce de Dieu a sa valeur sur la place publique et dans le cloître » ; il est en relation avec tous les grands de son temps : laïcs (rois, princes) ou ecclésiastiques (papes, évêques – le pape Eugène III, élu en 1145, est un de ses « fils » de Clairvaux). Toujours il conseille, prêchant la paix et la justice comme exigences de la charité ; il dénonce les guerres privées et les tournois des princes, le luxe et la négligence des ecclésiastiques. Son souci : travailler à la Réforme de l’Église, conçue avant tout comme la réforme intérieure de chacun. Dans une formule célèbre, saint Bernard expose sa conception de la place du temporel par rapport au spirituel :
« L’un et l’autre glaive, le matériel et le spirituel, sont à l’Église : mais l’un est tiré par l’Église, l’autre pour l’Église ; celui-ci par la main du prêtre, celui-là par celle du chevalier, mais sur la requête du prêtre et sur l’ordre de l’empereur ».
La deuxième croisade : son action la plus connue reste la prédication de la 2e croisade (initiative du roi Louis VII) qu’il débute à Vézelay le 31 mars 1146 où il enthousiasme la foule. Il écrit au pape :
« J’ai ouvert la bouche, j’ai parlé, et aussitôt les croisés se sont multipliés à l’infini. Les villages et les bourgs sont déserts. Vous trouveriez difficilement un homme contre sept femmes ».
Il parcourt les provinces de France, mais aussi les Flandres et l’Allemagne ; en Rhénanie son passage s’accompagne de miracles. L’armée s’embarque, après deux ans de préparatifs, en 1148 ; mais elle est malheureusement décimée par les Turcs avant même d’arriver en Terre Sainte. Bernard ressent durement cet échec mais Dieu ne veut-il pas le purifier par cette voie ?
…Et contemplation
Saint Bernard est avant tout un homme de prière, un mystique :
« Vous priez mal si en priant, vous cherchez autre chose que le Verbe, ou si vous ne demandez pas l’objet de votre prière par rapport au Verbe. Car tout est en lui : les remèdes à vos blessures, les secours dont vous avez besoin, l’amendement de vos défauts, la source de vos progrès, bref tout ce qu’un homme peut et doit souhaiter. »
« Dieu est éternité comme il est charité« .
« Qu’il est léger le fardeau de la vérité !« .
Il parle souvent de la « tension vers l’infini« , d’une « véhémente cupidité de voir Dieu« .
Il écrit de célèbres pages sur la Vierge Marie :
« La Vierge est, donc cette magnifique étoile de Jacob dont les rayons éclairent l’univers entier, illuminent le ciel et pénètrent jusqu’aux enfers. Elle est vraiment cette étoile la plus belle qui devait nécessairement se lever au-dessus de la mer immense, toute brillante de mérites et d’exemples éclairants. Qui que vous soyez, si vous comprenez que votre vie, plutôt qu’un voyage en terre ferme, est une navigation parmi les tempêtes et les tornades sur les flots mouvants du temps, ne quittez pas des yeux la lumière de cette étoile afin d’éviter le naufrage. Lorsque vous assaillent les vents des tentations, lorsque vous voyez paraître les écueils du malheur, regardez l’étoile, invoquez Marie ».
C’est lui qui ajoute les trois invocations qui terminent le Salve Regina : « O clemens, ô pia, ô dulcis Virgo Maria » et on lui attribue la prière du « Souvenez-vous ».
S’il ne croyait pas à proprement parler à l’Immaculée Conception (comme saint Thomas d’Aquin d’ailleurs au siècle suivant – il faudra attendre la définition du dogme en 1854 pour trancher la question), il lui donne un rôle éminent dans l’histoire du salut ; dans son traité « Sur les louanges de la Vierge Mère », il voit en elle une parfaite réalisation de l’Israël de Dieu, la médiatrice, l' »aqueduc » de la grâce.
Quant à saint Joseph il est, lui, la parfaite réalisation du mystère de sainteté, offrant le modèle de sa vie : supporter les travaux et la persécution pour l’amour de Jésus.
Ses écrits
Saint Bernard a laissé d’importants écrits qui en font un « maître de la vie intérieure » :
– 500 lettres : de doctrine, d’affaires ou d’amitié ;
– de nombreux traités : le premier « Sur les degrés de l’humilité et de l’orgueil » ; un « Traité de l’amour de Dieu » pour un cardinal romain, des conseils au pape Eugène III, etc
– des homélies.
Son œuvre majeure, poursuivie pendant 18 ans et inachevée, se compose de 86 « Sermons sur le Cantique des cantiques« .
Saint Bernard meurt le 20 août 1153, jour qui a été retenu par l’Église pour célébrer sa fête. Dans l’iconographie, on le représente en train d’écrire ou tenant la Bible à la main tout en prêchant. Ses écrits, circulant de son vivant même, ne vont cesser de se répandre et d’exercer une profonde influence chez les chrétiens.
Au XVIIe siècle, la réforme de l’abbé de Rancé aboutira à une nouvelle branche de l’Ordre cistercien : les Trappistes.